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PHILOSOPHIE. Penser l'ailleurs

Variations philosophiques autour du concept d'universel

L'orientalisme

De la campagne d'Égypte à la conquête de l'Algérie en passant par la guerre de libération grecque, de Delacroix à Renoir, cette fiche de visite réalisée par le musée d'Orsay présente cette «préoccupation générale» du XIXe s. Des orientations pédagogiques sont données pour construire une séquence de cours centrée sur une visite qui s'inscrit selon le niveau des élèves dans une démarche de découverte du monde, une réflexion sur le voyage et l'ailleurs et plus largement l'opposition rêve réalité, avec une articulation possible avec l'étude du romantisme littéraire. Des oeuvres de techniques diverses (peinture, sculpture, photographie, plus rarement objets d'art) et de genres variés, relevant de plusieurs courants artistiques, permettent d'approcher l'ensemble des arts visuels de la période 1848-1914 de manière transverse.

https://www.musee-orsay.fr/sites/default/files/2020-12/fiche_visite_orientalisme.pdf

L'Orient des écrivains

 1 - Marco PoloLe Devisement du monde, 1298
 2 - Lettre d'Ampère à Sainte-Beuve, "Une course dans l'Asie   Mineure", Revue des Deux-Mondes, 15 janvier 1842
 3 - Maxime Du CampSouvenirs et paysages d'Orient, 1848
 4 - Comtesse de GasparinJournal d'un voyage au Levant,   préface de la première édition, 1850
 5 - FlaubertVoyage en Orient, publié en 1948
 6 - Comtesse de GasparinÀ Constantinople, 1867 
 7 - NervalVoyage en Orient, 1851
 8 - LamartineClair de Lune, 1835

L'Orient des photographes

  1.  Maxime Du Camp (1822-1894)
  2. Félix Teynard (1817-1892)
  3.  John B.Greene (1822-1856)
  4. Théodule Devéria (1831-1871)
  5.  Émile Prisse d'Avesnes (1807-1879),
  6.  Willem de Famars
  7.  Testas (1834-1896) et A. Jarrot
  8.  Auguste Salzmann (1824-1872)
  9.  Louis de Clercq (1836-1901)
  10.  Louis Vignes (1831-1896)

 

  Eugène Fromentin 
 

Ce peuple est doux, soumis, d'humeur facile, aisé à conduire, incroyablement gai dans sa misère et son asservissement. Il rit de tout. Jamais en colère. Il élève la voix, ou crie, ou gesticule, on les croit furieux, ils rient. Leurs masques mobiles, leurs yeux bridés, leurs narines émues, leur bouche toujours entrouverte, large, fendue, leurs dents magnifiques, sont faits, on dirait, pour exprimer tous les mouvements de la gaieté, de l'insouciance, de la joie tranquille. Forcément et naturellement mendiants, le mot de bakchich résume tout leur vocabulaire usuel, et le geste de tendre la main presque toute leur pantomime. Demander, insister, vous poursuivre en répétant bakchich, bakchich, kéfir, attendre qu'on leur donne, demander de nouveau quand on a donné, rien ne leur coûte. Leur patience est extraordinaire, leur indiscrétion n'a pas de bornes, aucun scrupule, nul respect humain. Passe encore pour les enfants, mais de grands garçons, des désœuvrés, un flâneur passe : bakchich. Les vieillards jamais, à moins que ce ne soient visiblement des infirmes, des aveugles, des mendiants. Les filles ont au suprême degré l'instinct de la mendicité. On refuse, on les chasse. Survient un cawas qui les bâtonne, elles se sauvent à toutes jambes et se mettent à rire. À propos de rien, un cawas bouscule un nègre, grand garçon de vingt ans passés, celui-ci regimbe. Une claque, le nègre reste coi ; deux gifles terribles, il tourne sur lui-même, ne sachant s'il doit rire ou se révolter. Il prend le parti de rire ; on lui jette un fardeau sur le dos, il l'empoigne, fait sa corvée ; le cawas n'y pense plus, le nègre non plus. Son noir visage n'a pas gardé trace du soufflet, et tout est dit. Ces cawas sont d'ignobles drôles.

Voyage en Égypte, 1935

  Comtesse de Gasparin 
 

L'auteur, en écrivant ces trois gros volumes, avait un but... il en avait même deux : faire partager à ses amis les vives jouissances qu'il éprouvait lui-même ; désennuyer honnêtement son prochain.
Ce dernier but est plus sérieux qu'il ne semble : l'ennui est profondément immoral ; il est le père de beaucoup de vices ; qui sait si nous ne lui devons pas les commotions qui bouleversent l'Europe.
Grande ambition, que celle de désennuyer ! aussi, l'auteur ne s'adresse pas aux esprits difficiles ; ceux-là s'ennuient souvent il est vrai, mais sont-ils amusables ? – L'auteur s'adresse aux esprits simples ; par malheur, ceux-là ne s'ennuient presque jamais. De sorte que les trois gros volumes en question courent grand risque de faire leur chemin dans le monde, sous les auspices de l'épicier du coin.
Autre chance ! – Il s'agit bien d'ennui, maintenant ! Les secousses politiques, les révolutions sociales nous laissent-elles le temps de respirer ! Notre âme travaillée, a-t-elle une pensée pour ce qui n'est pas événement ? Est-ce quand des questions de vie et de mort s'agitent tous les jours dans nos rues ; est-ce quand le présent nous attriste, quand l'avenir nous épouvante, qu'il faut venir nous parler de pyramides, et de chameaux, et de Bédouins, et d'indépendante existence dans le désert ?
– Peut-être. – Ce qui fait le charme de la pâle primevère de mars, n'est-ce pas la neige de février ? – Qui sait si l'espoir de rencontrer quelques scènes paisibles, quelque reflet de la sérénité des lieux où se lève le soleil ; un monde, des hommes, des mœurs, des impressions très différentes de notre vieux monde et de nos vieilles impressions n'attirera pas un.. deux... trois lecteurs, vers ces pages qui osent s'épanouir presqu'au milieu de l'émeute !
Ce journal... est un journal. C'est-à-dire qu'il a tous les inconvénients du genre. Il manque de vues d'ensemble, souvent de perspective ; il ressemble un peu à un tableau qui n'aurait que le premier plan ; encore plus peut-être à un paravent chinois. Il est subjectif. L'auteur y succombe, sans le vouloir, à la tentation de parler de lui ; et, sans le vouloir encore, à celle de se peindre en beau. Malgré ses bonnes intentions, et il en avait beaucoup, l'auteur sent bien qu'il s'est cogné contre tous les écueils.
Pourquoi publier, alors ? Hélas, parce que ce journal est un projet chéri, qui a coûté quelques peines, quelques fatigues. II fallait du courage, pour s'armer d'une écritoire après dix heures de chameau, pour écrire au vent, au soleil, au sable ! Et puis, faut-il le dire ? lorsqu'on pense beaucoup de mal de soi, ou de ses œuvres... on espère toujours se tromper un peu.
– Mais trois volumes ! TROIS VOLUMES !
Eh bien oui ! trois volumes ! – Voici la raison de l'auteur. II aurait bien voulu ne donner à ses amis que des fragments choisis, empreints d'un cachet d'originalité, que des pages coulées en bronze !... malheureusement, ne coule pas en bronze qui veut ; et, en relisant son journal, le pauvre auteur n'a pas trouvé un seul de ces morceaux-là. Ne pouvant choisir... il donne tout. – D'ailleurs, choses et gens gagnent plus qu'on ne pense à rester dans leur caractère ; ils ne valent même qu'autant qu'ils y restent. Un journal, il est vrai, n'est pas dramatique, n'est pas lyrique, n'est pas politique... ou rarement, n'est pas philosophique... et c'est grand dommage ; mais c'est un journal, il faut en revenir là. C'est une page de la vie ; c'est vous, c'est moi, et d'autres encore ; c'est cet horizon lointain, et c'est ce détail ici tout près ; ... et si ce n'est pas cela, cela ne vaut rien. – Cet endroit vous ennuie, vous le trouvez languissant, il vous fait bâiller... eh ! c'est justement cet endroit-là qui est le plus vrai ; c'est celui-là peut-être, qui vous fait le mieux comprendre ce que vous éprouveriez en face de ces aspects désolés, au milieu de cette pente rocailleuse, dans ce méchant taudis ; ... de façon que, le genre admis, vous devez une égale reconnaissance à l'auteur, quand il vous assomme et quand il vous amuse. Voilà pourquoi l'auteur s'est arrêté au mode journal. – II avait bien encore un motif : sa parfaite incapacité à en prendre un autre.

Journal d'un voyage au Levant,
préface de la première édition, 1850

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Les femmes ne lavent guère leurs hardes, elles mériteraient encore aujourd'hui l'allocution de Minerve à la belle Nausicaa.
– "Nausicaa, pourquoi êtes-vous si paresseuse et si négligente ? Vous laissez là vos splendides habits sans en prendre aucun soin... Allons donc laver ces belles robes dès que l'aurore aura amené le jour." Parfois je rencontre un groupe de jeunes Grecques, agitant et battant le linge dans le ruisseau qui coule au fond du ravin, sous les grands platanes ; mais c'est rare. Elles portent leurs blanches tuniques jusqu'au bistre foncé, et leurs robes de laine jusqu'à ce qu'elles pendent en haillons. Leurs cheveux restent presque incultes. À Mavromati, à Dragogé, ils tombent de chaque côté des joues en une longue boucle, le reste se cache sous l'écharpe. Ailleurs, les tresses s'entremêlent aux plis du turban ou s'arrondissent à la base du bonnet rouge, mais tresses ou boucles, ils sont hérissés, ternis, passés à l'état de feutre.

Journal d'un voyage au Levant,
I. La Grèce, 1850

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Comme on voyage en fait, et non en peinture, on ne saurait trop s'aider en Grèce des secours de la civilisation.
Je ne comprends pas une expédition du genre de la nôtre, sans le personnel et les ressources que nous avons avec nous.
Il faut voir les habitations grecques ; il faut manger ce pain lourd, boire ce vin résineux, suivre les opérations passablement dégoûtantes au moyen desquelles on obtient ces résultats, pour se bien figurer quelles seraient les souffrances d'un touriste réduit à ce logement et à cette pitance.
Quand il ne s'agit que de quelques nuits, on s'accommode d'un coin de foyer, près d'une famille plus ou moins habitée. On se roule dans son talagani on supporte les assauts des kangurous, et si l'on ne dort guère, on se dédommage en songeant aux récits du retour. Trois ou quatre soupers de pain terreux, de fromage rance, de queues de poireaux accompagnés d'un peu de thé qu'on porte avec soi, s'ils laissent l'estomac vide, laissent l'esprit libre aussi. – Mais quand une semaine, quinze jours, un mois passent de la sorte ; quand on fait des journées de huit à dix heures ; quand on reçoit averses sur averses, quand les forces s'usent, et que pour se restaurer, on ne trouve d'autre lit que la terre, d'autres couvertures qu'un manteau mouillé, ou que le tapis des hôtes... qui marche tout seul ; quand, pour aliment, on ne rencontre que les mets du pays : les susdits oignons crus, queues de poireaux, pain terreux et vieux fromage ; on en vient vite à maudire la couleur locale, si tant est que la fièvre en laisse la force. [...]
Les ressources du pays sont nulles, dans cette saison surtout, où, avec des montagnes couvertes de troupeaux, les villageois ne savent pas se procurer quelques chèvres ou quelques brebis laitières. Nous suppléons au lait par du sirop d'orgeat, triste régal ! Tel quel, il vaut mieux que les œufs battus dont François nous régalait. Œufs en omelette, œufs en sauce, œufs en gâteau, œufs frits, œufs rôtis, c'est assez. Œuf en neige, autrement dit lait de poule, le plus dérisoire de tous les laits, c'est trop.

Journal d'un voyage au Levant,
I. La Grèce, 1850

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Je n'ai pas de mots, non je n'en ai pas pour rendre ce que j'ai vu : c'est la Cour des Miracles, et ce sont les truands ; – dans l'église du Saint-Sépulcre, avec le tombeau du Christ au milieu !
J'aimais les bêtes, à présent je les respecte. On ne trouverait pas cinq chats dans la création, capables de s'avilir comme s'avilissent les hommes.
Les hommes !... ah ! qu'ils sont effrayants, qu'ils sont dignes de pitié, quelles machines détraquées, et une fois détraquées, que ne broient-elles pas ? – On dirait les craquements, les sifflements d'un incendie. – Il n'y a plus d'âme, il n'y a plus de cœur, il n'y a plus d'intelligence ; il n'y a pas même les cinq sens de nature, comme dit Sancho : il n 'y a que des espèces de brutes furieuses, poussées çà et là par l'aveugle force des choses.
Je croyais voir Satan se frotter les mains derrière quelqu'une de ces colonnes, pendant que les hommes, objets de son éternelle haine, s'enivraient à la coupe de ses impuretés, au nom du Christ, dans l'église du Christ, à l'heure où le Christ était couché au tombeau.
Les derviches hurleurs comparés aux chrétiens d'aujourd'hui sont des gens sensés : un chef les dirige ; leur exaltation, toute frénétique qu'elle est, suit à son insu des règles harmonieuses. Les folies du carnaval italien sont les folies de gens qui peuvent reprendre les rênes. Ici, on ne trouve plus que de la bestialité féroce. Ce sont les saturnales antiques.
Les cris se renforcent, les femmes agitent leurs voiles. Le pacha fend deux ou trois fois ce bloc vivant. Il y a des ondulations puissantes, insurmontables, qui froissent des milliers d'êtres humains, qui les emportent, qui les rapportent ; et toujours, renversée, redressée, engloutie, quelque sauvage figure au dernier degré de l'égarement. Parfois trois ou quatre de ces figures apparaissent, entrelacées ; elles bondissent sur les têtes, s'engouffrent, et la clameur grandit d'autant, comme rejaillissent les fusées d'écume autour du rocher qui tombe dans la mer. – Il y a des assauts prodigieux vers le trou noir par où sortira la flamme. Deux pèlerins, tête nue, chevelure éparse, y cramponnent leurs bras dont tous les muscles se gonflent ; la tempête fond sur eux ; ils tournent vers elle leur visage terrible, ils se raidissent, ils se laissent déchirer plutôt que de lâcher prise, et puis le flot capricieux qui se brise en poussière au moindre obstacle, s'évanouit ou se tourne ailleurs.
L'effet est merveilleux : têtes nues, têtes entourées de turbans ou couvertes de l'éclatant mouchoir de Damas, robes pourpres, jaune d'or, pauvres haillons toujours splendides de couleurs, attitudes magnifiques : c'est beau, de la beauté d'un enfer peint par Michel-Ange.

Journal d'un voyage au Levant
III. Le désert et la Syrie, 1850

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Ah ! qu'ils ne viennent point ici, les gens au regard court, dont l'œil incessamment ouvert sur les proses de l'aspect se fait aveugle pour l'idéal. Ceux-là, pas une tache de boue ne leur échappe ; ils comptent les fêlures de la vitre ; la moisissure sort pour eux des murailles ; mille objets repoussants s'échelonnent sur leur chemin ; les chiens leur aboient aux jambes, des loques sordides se frottent à leurs habits, les vers ont rongé la pelisse de ce Tartare, le caftan de ce Turc est usé jusqu'à la corde, des fardeaux incommodes bousculent les passants, l'odorat souffre, la vue pâtit ; qui niera la réalité de ces faits enregistrés avec un grognement de plaisir ? Pas moi. Seulement, tandis qu'ils vont ainsi le nez dans toutes les fanges, nous marchons la tête mieux levée ; ce qui nous apparaît, c'est la poésie et c'est l'idéal. Non, l'idéal ne ment pas ; non, la poésie n'est point une aventurière aux parures de clinquant ; ses bijoux sont de fin or, et les beautés que l'idéal nous révèle existent bien positivement.
Voulez-vous de la prose ? les rues sont sales, il y a des tas de chiens partout, on se tord le pied dans les pavés mal joints, on respire une poussière qui ne sent pas bon : les vieux Turcs, et même les jeunes, ne se lavent pas plus qu'il ne faut ; il fait une chaleur atroce ; des rencontres hideuses, animaux morts, pourritures de toute espèce offensent le regard ; êtes-vous content ? Moi, le ravissement me fait battre le cœur, car j'ai reconnu les Scheiks de l'Orient : ce pauvre savetier, dans sa gravité solennelle, semble dire comme Abraham : "Je suis prince parmi mon peuple ! ", ces Tartares m'apportent le souffle de la vie indépendante, ces Tcherkesses me parlent de résistance héroïque au pied du Caucase ; lorsqu'une femme la tête enveloppée du yachmak arrête sur moi ses yeux si profonds et si doux, la porte du harem s'est entrebâillée, j'y pénètre sur ses pas ; le saïs qui flatte la croupe reluisante de son cheval ; le capitan qui passe, un arsenal dans la ceinture ; cette fontaine au grillage dentelé, avec son toit de pagode tout constellé d'étoiles, et la coupe de bronze où le mendiant vient tremper ses lèvres ; le derviche en robe blanche, au bonnet pointu, qui me frôle et me jette un coup d'œil oblique ; le convoi funèbre que précède le prêtre arménien au front voilé de crêpe noir, les torches que tiennent les acolytes, le cercueil où l'on porte à visage découvert la jeune morte ; ces races diverses, ces idiomes étrangers des pays où se lève le soleil, tout resplendit, tout est vrai, rien ne m'arrachera ma belle vision.

À Constantinople, 1867

Tandis qu'on enregistre les bagages, tout s'entasse dans le caravansérail. Nous avons près de nous une Arménienne, pâle, un peu grasse, figure à la Paul Véronèse, qui tient un petit enfant dans ses bras. L'expression est modeste, les longues paupières restent abattues, une dignité tempérée de langueur règne dans l'attitude, les sourcils abondants et peints se séparent en deux arcs épais, le menton garde quelque mollesse, le visage a trop de rondeur, cette carnation est trop flasque, on se sent en présence d'un ordre de beauté très différent de nos idées, pourtant il faut l'admirer ; et pendant que la jeune mère allaite son enfant comme ferait une madone, on contemple ce cou blanc et plein qui s'épanouit sans voile ; huit rangs de perles s'enroulent sur la poitrine ; les bras ronds portent de larges bracelets ; des anneaux constellés de turquoises, de rubis et de diamants ornent les doigts effilés ; une veste de soie rose laisse flotter des manches de gaze, les cheveux ondulés se tordent sous le mouchoir de soie à fanfreluches. L'Arménienne reste immobile ; son petit garçon, les joues rebondies, la chevelure ébouriffée, pris tout d'une pièce dans son vêtement brodé d'or et d'argent, s'accoude aux genoux de la mère ; de l'autre côté, la sœur appuie un visage blême où brillent de grands yeux noirs sur sa main fluette ; et le mari, un homme jeune, mince, au nez droit, au long profil, erre autour des siens, enveloppé d'un caftan amarante que double une épaisse fourrure d'astrakan, par quarante degrés de chaleur...

À Constantinople, 1867

Foules de Stamboul.
À cette heure la nuit s'avoisine ; vous laisser seul au beau milieu de Stamboul, ce serait un procédé que l'islam désavoue ; je vous ramène donc par le dédale des rues.
Le turbé d'Achmet, aïeul de Mahmoud, vous présente ses gigantesques cercueils coiffés de turbans, voilés de châles merveilleux, entourés de cierges énormes, avec les tombes des femmes et des enfants que réunit la cour extérieure.
Vous voudriez vous arrêter à cette fontaine emprisonnée sous une dentelle de fer, si fraîche dans l'ombre de son kiosque, et demander au vieillard qui mesure l'eau derrière le grillage cette coupe de cuivre qu'il tend aux femmes turques échelonnées sur les degrés ; mais le giaour ne doit pas souiller de ses lèvres impures l'onde qu'a fait sourdre Allah pour les fidèles ; passons. La foule, vive et leste, glisse en un double courant, et vous ne vous lassez pas du changeant aspect de ces flots humains. Parmi les Osmanlis, vous distinguez vite l'homme de peine, l'homme peu lavé, le provincial raboteux, du Turc poli, lettré, au teint blanc, à la carnation délicate qu'entretient l'usage des bains, à la barbe soyeuse teinte d'un noir de jais, à la gravité princière, enveloppé dans son caftan moelleux qu'enrichissent les plus rares pelleteries.
Çà et là, un Oriental très blond étonne vos regards ; il a je ne sais quelle dureté de physionomie, rendue plus sensible encore par ses moustaches d'un or fauve et ses yeux d'un bleu pâle : c'est un Kurde, le revers méridional de l'Ararat l'a vu naître. Écartez-vous, le Scheik de la police, digne, impassible, sa barbe blanche étalée sur la poitrine, s'avance, monté sur un cheval arabe que deux saïs, courant des deux côtés, maintiennent à l'amble. Ne vous arrêtez pas à contempler ces femmes voilées qui se rendent au bain, suivies de la négresse dont les mains délicates et noires portent le mouchoir de soie où s'empaquettent les robes de rechange avec les parfums. Dans le Petit-Champ-des-morts, ici, des Bohémiens, errant parmi les tombes, préparent leur campement du soir en face de la Corne d'Or, toute frangée de vieilles tours, de balcons, de coupoles et de minarets.
L'obscurité s'est faite. Une marche, celle de Widdin, éclate dans la caserne des zouaves, près de notre logis ; la cour du monument s'emplit de torches, un pacha vient d'arriver à l'improviste, il inspecte les troupes, elles passent en bon ordre ; les tambourins et les cymbales coupent le chant très doux qui rappelle celui des almées, le fifre en dessine la mélodie ; les pas, nets et précis, marquent le temps, puis la mesure s'accélère, elle s'emporte, à l'assaut, à la charge, les hordes se précipitent, et le même cri sauvage termine tout brusquement, et toujours il me semble entendre quelque tigre jeter son hurlement par les déserts.

À Constantinople, 1867
 

  Théophile Gautier 
 

Cette vue est si étrangement belle, que l'on doute de sa réalité. On croirait avoir devant soi une de ces toiles d'opéra faites pour la décoration de quelque féerie d'Orient et baignées, par la fantaisie du peintre et le rayonnement des rampes de gaz, des impossibles lueurs de l'apothéose. Le palais de Seraï-Bournou avec ses toits chinois, ses murailles blanches crénelées, ses kiosques treillagés, ses jardins de cyprès, de pins parasols, de sycomores et de platanes ; la mosquée du sultan Achmet, arrondissant sa coupole entre ses six minarets pareils à des mâts d'ivoire ; Sainte-Sophie, élevant son dôme byzantin sur d'épais contreforts rayés transversalement d'assises blanches et roses, et flanquée de quatre minarets ; la mosquée de Bayezid, sur laquelle planent comme un nuage des bouffées de colombes ; Yeni-Djami ; la tour du Séraskier, immense colonne creuse qui porte à son chapiteau un stylite perpétuel guettant l'incendie à tous les points de l'horizon ; la Suléimanieh avec son élégance arabe, son dôme pareil à un casque d'acier, se dessinent en traits de lumière sur un fond de teintes bleuâtres, nacrées, opalines, d'une inconcevable finesse, et forment un tableau qui semble plutôt appartenir aux mirages de la fata Morgana qu'à la prosaïque réalité. L'eau argentée de la Corne d'Or reflète ces splendeurs dans son miroir tremblant, et ajoute encore à la magie du spectacle ; des vaisseaux à l'ancre, des barques turques carguant leurs voiles ouvertes comme des ailes d'oiseaux, servent, par leurs tons vigoureux et les noires hachures de leurs agrès, de repoussoirs à ce fond de vapeur à travers laquelle s'ébauche avec les couleurs du rêve la ville de Constantin et de Mahomet Il.
Je sais, par des amis qui ont fait avant moi le voyage de Constantinople, que ces merveilles ont besoin, comme les décorations de théâtre, d'éclairage et de perspective ; quand on approche, le prestige s'évanouit, les palais ne sont plus que des baraques vermoulues, les minarets que de gros piliers blanchis à la chaux ; les rues étroites, montueuses, infectes, n'ont aucun caractère ; mais qu'importe, si cet assemblage incohérent de maisons, de mosquées et d'arbres colorés par la palette du soleil, produit un effet admirable entre le ciel et la mer ? L'aspect, quoique résultant d'illusions, n'en est pas moins vraiment beau.

Constantinople, 1853
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C'est dans ces miradores que les femmes de la classe aisée de Malte passent leur vie, guettant le moindre souffle de la brise de mer, ou affaissées sous les énervantes influences du sirocco. On aperçoit de la rue leur bras blanc accoudé, et l'on voit briller le coin de leur noire prunelle, ce qui vous distrait agréablement de vos contemplations architecturales. – Les Maltaises, chose rare parmi les femmes qui se laissent diriger dans leur toilette plutôt par la mode que par le goût, ont eu le bon esprit de conserver leur costume national, du moins dans la rue. Ce vêtement, appelé faldetta, consiste en une espèce de jupon d'une coupe particulière et dont on s'encapuchonne en élargissant ou en rétrécissant l'ouverture, maintenue par une petite baguette de baleine, selon que l'on veut plus ou moins laisser voir son visage.
La faldetta est uniformément noire comme un domino, dont elle a tous les avantages, plus une grâce refusée aux informes sacs de satin qui gazouillent en carnaval au foyer de l'Opéra ; on cache une joue et un œil du côté de la personne dont on veut ne pas être vu, on rejette la faldetta en arrière ou on la remonte jusque sur le nez, suivant les circonstances. C'est le bal masqué transporté en pleine rue. Sous ce capuchon de taffetas noir, assez semblable aux thérèses de nos grand-mères, on porte habituellement une robe rose ou lilas à grands volants. Autant que j'en ai pu juger lorsqu'un souffle propice faisait voltiger le voile mystérieux, les Maltaises se rapprochent du type oriental par leur grand œil arabe, leur teint pâle et leur nez généralement aquilin.

Constantinople, 1853
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Vivier, qui est descendu avec moi, déclare sentir le besoin de civiliser cette île sauvage et d'apprendre aux naturels la véritable manière de faire des bulles de savon remplies de fumée de tabac, perfectionnement qu'ils ne paraissent pas soupçonner, si l'on doit s'en rapporter à leur physionomie. Nous entrons dans un café, où Vivier demande avec un flegme imperturbable de l'eau, du savon, du papier et une pipe. Cette demande surprend un peu le cafetier, qui se dit en lui-même : "Ce voyageur est propre, il désire se laver les mains", et apporte innocemment tout ce qui est nécessaire à la confection des bulles. À la première bulle qui s'échappe du tube, opalisée par la fumée blanche insufflée dans sa frêle enveloppe, la surprise arrête la tasse de café sur la lèvre des consommateurs. Un autre globe transparent et muni, comme un ballon, d'un parachute opaque, monte à son tour dans l'air et balance au soleil tous les reflets du prisme ; alors l'admiration n'a plus de bornes : un grand cercle se forme et suit avec intérêt les bulles voltigeantes. Quand l'enthousiasme est assez surexcité, Vivier, qui sait ménager ses effets, vide les blouses du billard et lance sur le drap vert, comme pour remplacer les boules d'ivoire, un nombre égal de bulles carambolant et roulant au moindre souffle.
Regardez comme ils se civilisent, me dit Vivier en me montrant un Grec moustachu et de physionomie truculente qui tournait un morceau de savon dans un verre d'eau, saisi de la fièvre d'imitation ; déjà leurs mœurs s'adoucissent. Au bout d'un quart d'heure, l'on aurait cru le café occupé par une bande de jongleurs indiens : ce n'étaient que boules qui montaient et descendaient. Une heure après, toute l'île était occupée à souffler de l'eau de savon et de la fumée par des cornets de papier, avec toute la gravité que mérite une occupation si sérieuse. — Pourquoi s'étonner de ce que les habitants de Syra se soient amusés d'un spectacle qui a fait tenir pendant six mois le nez en l'air, sur la place de la Bourse, à tous les badauds de Paris ?

Constantinople, 1853
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  Alphonse de Lamartine 
 

Ce soir, par un clair de lune splendide qui se réverbérait sur la mer de Marmara et jusque sur les lignes violettes des neiges éternelles du mont Olympe, je me suis assis seul sous les cyprès de l'échelle des morts, ces cyprès qui ombragent les innombrables tombeaux des musulmans, et qui descendent des hauteurs de Péra jusqu'aux bords de la mer ; ils sont entrecoupés de quelques sentiers plus ou moins rapides, qui montent du port de Constantinople à la mosquée des derviches tourneurs. Personne n'y passait à cette heure, et l'on se serait cru à cent lieues d'une grande ville, si les mille bruits du soir, apportés par le vent, n'étaient venus mourir dans les rameaux frémissants des cyprès. Tous ces bruits, affaiblis déjà par l'heure avancée ; chants de matelots sur les navires, coups de rames des caïques dans les eaux, sons des instruments sauvages des Bulgares, tambours des casernes et des arsenaux ; voix de femmes qui chantent, pour endormir leurs enfants, à leurs fenêtres grillées ; longs murmures des rues populeuses et des bazars de Galata ; de temps en temps le cri des muezzins du haut des minarets, ou un coup de canon, signal de la retraite, qui partait de la flotte mouillée à l'entrée du Bosphore, et venait, répercuté par les mosquées sonores et par les collines, s'engouffrer dans le bassin de la Corne d'Or, et retentir sous les saules paisibles des eaux douces d'Europe ; tous ces bruits, dis-je, se fondaient par instants dans un seul bourdonnement sourd et indécis, et formaient comme une harmonieuse musique où les bruits humains, la respiration étouffée d'une grande ville qui s'endort, se mêlaient, sans qu'on pût les distinguer, avec les bruits de la nature, le retentissement lointain des vagues, et les bouffées du vent qui courbaient les cimes aiguës des cyprès. C'est une de ces impressions les plus infinies et les plus pesantes qu'une âme poétique puisse supporter. Tout s'y mêle, l'homme et Dieu, la nature et la société, l'agitation intérieure et le repos mélancolique de la pensée. On ne sait si on participe davantage de ce grand mouvement d'êtres animés qui jouissent ou qui souffrent dans ce tumulte de voix qui s'élèvent, ou de cette paix nocturne des éléments qui murmurent aussi, et enlèvent l'âme au-dessus des villes et des empires, dans la sympathie de la nature de Dieu.
Le sérail, vaste presqu'île, noire de ses platanes et de ses cyprès, s'avançait comme un cap de forêts entre les deux mers, sous mes yeux. La lune blanchissait les nombreux kiosques, et les vieilles murailles du palais d'Amurath sortaient, comme un rocher, du vert obscur des platanes. J'avais sous les yeux et dans la pensée toute la scène où tant de drames sinistres ou glorieux s'étaient déroulés depuis des siècles. Tous ces drames apparaissaient devant moi avec leurs personnages et leurs traces de sang ou de gloire.

Clair de lune, 1835

Mademoiselle Malagamba a ce genre de beauté que l'on ne peut guère rencontrer que dans l'Orient : la forme accomplie, comme elle l'est dans la statue grecque ; l'âme révélée dans le regard, comme elle l'est dans les races du Midi ; et la simplicité dans l'expression, comme elle n'existe plus que chez les peuples primitifs, quand ces trois conditions de la beauté se rencontrent dans une seule figure de femme, et s'harmonisent sur un visage avec la première fleur de l'adolescence ; quand la pensée rêveuse et errante dans le regard éclaire doucement, de ses rayons humides, des yeux qui se laissent lire jusqu'au fond de l'âme, parce que l'innocence ne soupçonne rien à voiler ; quand la délicatesse des contours, la pureté virginale des lignes, l'élégance et la souplesse des formes, révèlent à l'œil cette voluptueuse sensibilité de l'être né pour aimer, et mêlent tellement l'âme et les sens, qu'on ne sait, en regardant, si l'on sent ou si l'on admire : alors la beauté est complète, et l'on éprouve à son aspect cette complète satisfaction des sens et du cœur, cette harmonie de jouissance qui n'est pas ce que nous appelons l'amour, mais qui est l'amour de l'intelligence, l'amour de l'artiste, l'amour du génie pour une œuvre parfaite. On se dit : il fait bon ici ; et l'on ne peut s'arracher de cette place où l'on vient de s'asseoir tout à l'heure avec indifférence, tant le beau est la lumière de l'esprit et l'invincible attrait du cœur.

Voyage en Orient, 1835

  Pierre Loti 
 

Et vite, après ce dîner, un cheval de louage, pour m'enfuir...
Dans la belle nuit d'étoiles, je descends par le Petit-Champ-des-Morts ; je chemine ensuite dans Galata, qui est en pleine fête, et enfin, quittant cette rue bruyante, je m'arrête au bord de l'eau, à l'entrée d'un pont qu'on ne voit pas finir, mais qui s'en va se perdre au loin dans l'obscurité confuse. Là, tout change brusquement, comme change un décor de féerie au coup de sifflet des machinistes. Plus de foule, ni de lumières, ni de tapage : une profonde trouée de nuit et de silence est devant moi ; un bras de mer étend son vide tranquille entre ces quartiers assourdissants que je viens de traverser et une autre grande ville, d'aspect fantastique, qui apparaît au-delà sur le fond étoilé de la nuit, en silhouette toute noire dentelée de minarets et de dômes. Elle se profile si haut que les coupoles de ses mosquées, s'exagérant dans les buées enveloppantes, prennent des proportions de montagnes. C'est un soir de Ramadan. Alors, à tous les étages de ces minarets, autour de leurs galeries festonnées, brillent des rangs de feux en couronnes, et, dans le vide, entre ces flèches de pierre qui pointent en plein ciel, des inscriptions lumineuses suspendues par d'invisibles fils effraient comme des signes apocalyptiques tracés dans l'air avec du feu.
J'ai hâte d'être là ; un attrait, une indicible émotion de souvenir me fait presser le pas, dans l'obscurité de l'interminable pont qui mène, à travers ce bras de mer, à cette ville si noire. À mesure que j'approche, montent toujours plus haut les coupoles et les minarets avec leurs couronnes de feux. Me voici à leur pied ; je quitte le plancher mouvant du pont pour les cailloux et les fondrières d'une première place obscure qui domine la masse superbe d'une mosquée : je suis à Stamboul !
Je vais tourner le dos aux quartiers neufs, aux boulevards récemment alignés dans les parages de Sainte-Sophie et de la Sublime Porte, qu'éclairent maintenant, hélas ! des becs de gaz, où circulent des voitures, des équipages d'ambassade promenant d'aventureux voyageurs. C'est vers le Vieux-Stamboul, encore immense, Dieu merci ! que je me dirige, montant par de petites rues aussi noires et mystérieuses qu'autrefois, avec autant de chiens jaunes couchés en boule par terre, qui grognent et sur lesquels les pieds buttent. Mon Dieu ! pourvu que quelque édile ne me les détruise pas, ces chiens !... J'éprouve une sorte de volupté triste, presque une ivresse, à m'enfoncer dans ce labyrinthe, où personne ne me connaît plus – mais où je connais tout, comme m'en ressouvenant de très loin, d'une vie antérieure...

Constantinople, Les Capitales du monde, 1892

Au-dessus de nos têtes, sur ces hauteurs qui nous dominent, le Péra cosmopolite va commencer d'éclairer ses grandes boutiques européennes aux étalages copiés sur ceux de Londres ou de Paris, et continuera, aux lumières, son va-et-vient de voitures, à la façon d'Occident. Le soir, au lieu de calmer là-haut l'agitation incessante de la vie, va l'exaspérer plutôt, à la lueur du gaz. Empressements de touristes revenant de leurs excursions du jour, et se hâtant, avant la nuit tombée, de regagner le bercail rassurant, la table d'hôte servie à l'anglaise, la rue où l'on se sent comme en Europe ; extravagances de toilettes, risquées par des Levantines aux grands yeux lourds, qui auraient été si jolies vêtues en Grecques, en Arméniennes ou en juives. Et, dans cet amusant pêle-mêle, la note d'Orient donnée quand même par beaucoup de fez rouges qui circulent, par des équipes de portefaix aux costumes bariolés de broderies qui remontent de la ville basse, des rues plus orientales d'en dessous, ou bien encore – comme on est là très haut au-dessus de la mer – par des échappées de lointain apparaissant entre les banales maisons à plusieurs étages : un peu de Marmara au bleu assombri, un peu de la côte d'Asie perdue dans le crépuscule...

Constantinople, Les Capitales du monde, 1892

La passivité, la douce endurance semblent les caractéristiques de cette race inoffensive, élégante d'allure sous ses haillons, mystérieuse dans son immobilité millénaire, et capable d'accepter avec la même indifférence tous les jougs qui passent. Pauvre belle race aux muscles infatigables, où les hommes, qui remuèrent jadis les grandes pierres des temples, ne connaissaient point de fardeaux trop lourds ; où les femmes, avec leurs bras graciles, pâlement basanés, avec leurs mains toutes petites, dépassent de beaucoup en force nos plus massives paysannes. Pauvre belle race de bronze ! Sans doute elle fut trop précoce et donna trop jeune son étonnante fleur, en des temps où, sur la terre, les autres humanités végétaient obscurément encore ; sans doute sa résignation présente lui est venue comme une lassitude, après tant de siècles d'effort et d'expansive puissance. Elle détenait jadis la lumière du monde, et la voici tombée depuis plus de deux mille ans à cette sorte de sommeil fatigué, qui a rendu la tâche facile aux conquérants d'autrefois comme aux exploiteurs d'aujourd'hui...

La Mort de Philae, 1908
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Gérard de Nerval 
 

Parmi les riches costumes arabes et turcs que la réforme épargne, l'habit mystérieux des femmes donne à la foule qui remplit les rues l'aspect joyeux d'un bal masqué ; la teinte des dominos varie seulement du bleu au noir. Les grandes dames voilent leur taille sous le habbarah de taffetas léger, tandis que les femmes du peuple se drapent gracieusement dans une simple tunique bleue de laine ou de coton (khamiss), comme des statues antiques. L'imagination trouve son compte à cet incognito des visages féminins, qui ne s'étend pas à tous leurs charmes. De belles mains ornées de bagues talismaniques et de bracelets d'argent, quelquefois des bras de marbre pâle s'échappant tout entiers de leurs larges manches relevées au-dessus de l'épaule, des pieds nus chargés d'anneaux que la babouche abandonne à chaque pas, et dont les chevilles résonnent d'un bruit argentin, voilà ce qu'il est permis d'admirer, de deviner, de surprendre, sans que la foule s'en inquiète ou que la femme elle-même semble le remarquer. Parfois les plis flottants du voile quadrillé de blanc et de bleu qui couvre la tête et les épaules se dérangent un peu, et l'éclaircie qui se manifeste entre ce vêtement et le masque allongé qu'on appelle borghot laisse voir une tempe gracieuse où des cheveux bruns se tortillent en boucles serrées, comme dans les bustes de Cléopâtre, une oreille petite et ferme secouant sur le col et la joue des grappes de sequins d'or ou quelque plaque ouvragée de turquoises et de filigrane d'argent. Alors on sent le besoin d'interroger les yeux de l'Égyptienne voilée, et c'est là le plus dangereux. Le masque est composé d'une pièce de crin noir étroite et longue qui descend de la tête aux pieds, et qui est percée de deux trous comme la cagoule d'un pénitent ; quelques annelets brillants sont enfilés dans l'intervalle qui joint le front à la barbe du masque, et c'est derrière ce rempart que des yeux ardents vous attendent, armés de toutes les séductions qu'ils peuvent emprunter à l'art. Le sourcil, l'orbite de l'œil, la paupière même, en dedans des cils, sont avivés par la teinture, et il est impossible de mieux faire valoir le peu de sa personne qu'une femme a le droit de faire voir ici.
Je n'avais pas compris tout d'abord ce qu'a d'attrayant ce mystère dont s'enveloppe la plus intéressante moitié du peuple d'Orient ; mais quelques jours ont suffi pour m'apprendre qu'une femme qui se sent remarquée trouve généralement le moyen de se laisser voir, si elle est belle. Celles qui ne le sont pas savent mieux maintenir leurs voiles, et l'on ne peut leur en vouloir. C'est bien là le pays des rêves et de l'illusion ! La laideur est cachée comme un crime, et l'on peut toujours entrevoir quelque chose de ce qui est forme, grâce, jeunesse et beauté.

Scènes de la vie orientale. I. Les femmes du Caire, 1850
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J'interromps ici mon itinéraire, je veux dire ce relevé, jour par jour, heure par heure, d'impressions locales, qui n'ont de mérite qu'une minutieuse réalité. Il y a des moments où la vie multiplie ses pulsations en dépit des lois du temps, comme une horloge folle dont la chaîne est brisée ; d'autres où tout se traîne en sensations inappréciables ou peu dignes d'être notées. Te parlerai-je de mes pérégrinations dans la montagne, parmi des lieux qui n'offriraient qu'une topographie aride, au milieu d'hommes dont la physionomie ne peut être saisie qu'à la longue, et dont l'attitude grave, la vie uniforme, prêtent beaucoup moins au pittoresque que les populations bruyantes et contrastées des villes ? Il me semble, depuis quelque temps, que je vis dans un siècle d'autrefois ressuscité par magie ; l'âge féodal m'entoure avec ses institutions immobiles comme la pierre du donjon qui les a gardées.
Âpres montagnes, noirs abîmes, où les feux de midi découpent des cercles de brume, fleuves et torrents, illustres comme des ruines, qui roulez encore les colonnes des temples et les idoles brisées des dieux ; neiges éternelles qui couronnez des monts dont le pied s'allonge dans les champs de braise du désert ; horizons lointains des vallées que la mer emplit à moitié de ses flots bleus ; forêts odorantes de cèdre et de cinnamome ; rochers sublimes où retentit la cloche des ermitages ; fontaines célébrées par la muse biblique, où les jeunes filles se pressent le soir, portant sur le front leurs urnes élancées ; oui, vous êtes pour l'Européen la terre paternelle et sainte, vous êtes encore la patrie ! Laissons Damas, la ville arabe, s'épanouir au bord du désert et saluer le soleil levant du haut de ses minarets ; mais le Liban et le Carmel sont l'héritage des croisades : il faut qu'ils appartiennent, sinon à la croix seule, du moins à ce que la croix symbolise, à la liberté.

Scènes de la vie orientale. II. Les femmes du Liban, 1850
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Stamboul, illuminée, brillait au loin sur l'horizon, devenu plus obscur, et son profil aux mille courbes gracieuses se prononçait avec netteté, rappelant ces dessins piqués d'épingles que les enfants promènent devant les lumières. Il était trop tard pour s'y rendre, car, à partir du coucher du soleil, on ne peut plus traverser le golfe. "Convenez, me dit le vieillard, que Constantinople est le véritable séjour de la liberté. Vous allez vous en convaincre mieux tout à l'heure. Pourvu qu'on respecte les chiens, chose prudente d'ailleurs, et qu'on allume sa lanterne quand le soleil est couché, on est aussi libre ici toute la nuit qu'on l'est à Londres... et qu'on l'est peu à Paris !"
Il avait tiré de sa poche une lanterne de fer-blanc dont les replis en toile s'allongeaient comme des feuilles de soufflet qui s'écartent, et y planta une bougie : "Voyez, reprit-il, comme ces longues allées de cyprès du Grand Champ des Morts sont encore animées à cette heure." En effet, des robes de soie ou des féredjés de drap fin passaient çà et là en froissant les feuilles des buissons ; des caquetages mystérieux, des rires étouffés traversaient l'ombre des charmilles. L'effet des lanternes voltigeant partout aux mains des promeneurs me faisait penser à l'acte des nonnes de Robert – comme si ces milliers de pierres plates éclairées au passage eussent dû se lever tout à coup ; mais non tout était riant et calme ; seulement, la brise de la mer berçait dans les ifs et dans les cyprès les colombes endormies. Je me rappelai ce vers de Goethe :
Tu souris sur des tombes, immortel Amour !
Cependant nous nous dirigions vers Péra, en nous arrêtant parfois à contempler l'admirable spectacle de la vallée qui descend vers le golfe, et de l'illumination couronnant le fond bleuâtre, où s'estompaient les pointes des arbres où, par places, luisait la mer, reflétant les lanternes de couleur suspendues aux mâts des vaisseaux.

Voyage en Orient, 1851
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  Marco Polo 
 

Le livre du Grand Khan de Chine et la description des grandes merveilles de l'Inde.
Pour savoir l'entière vérité sur les différentes contrées du monde, prenez ce livre et lisez-le : vous y trouverez les grandes merveilles de la Grande Arménie, de la Perse, des Tartares, de l'Inde et de bien d'autres pays, comme notre livre vous les contera méthodiquement, merveilles que messire Marco Polo, savant et illustre citoyen de Venise, raconte pour les avoir vues. Il y a un certain nombre de choses qu'il n'a pas vues, mais qu'il a entendues de gens absolument sûrs. Aussi donnerons-nous les choses vues pour vues et les entendues pour entendues afin que notre livre soit vrai et sincère, sans le moindre mensonge. Que chacun qui entendra lire ce livre ou le lira lui fasse confiance parce qu'il ne s'agit que de choses vraies. Car je vous fais savoir que, depuis que Notre Seigneur a créé Adam notre premier père, il n'y a eu personne en aucune race qui parcourût et connût autant des différentes terres du monde que ce messire Marco Polo. Aussi a-t-il pensé que ce serait grand dommage qu'il ne fît mettre par écrit ce qu'il avait vu et entendu de sûr, afin que les gens qui ne l'ont ni vu ni entendu le connussent grâce à ce livre – et j'ajoute qu'il est resté bien vingt-six ans à s'informer dans ces différentes terres  – et ce livre, comme il était dans la prison de Gênes, il l'a fait mettre en bon ordre par messire Rusticien, pisan, qui était dans cette même prison en l'année de l'incarnation du Christ 1298.

Le Devisement du monde, 1298

  Jan Potocki 
 
 

Vous serez peut-être étonnés d'apprendre que dans le grand nombre de voyageurs qui abordent en cette ville il en soit très peu qui puissent en rapporter des idées un peu exactes. Rien cependant n'est plus vrai : les plus observateurs ont épuisé leur curiosité à visiter les monuments de la Grèce et n'envisagent les Turcs que comme les destructeurs des objets de leur culte. Ils arrivent pleins de cette idée, se logent dans le quartier des Francs et daignent à peine traverser une fois le port pour aller voir la mosquée de Sainte-Sophie et revenir chez eux.
Nourrie par l'étude de l'histoire et de la littérature des Orientaux, ma curiosité m'a fait suivre une autre marche. Depuis près d'un mois je passe les journées entières à parcourir les rues de cette capitale, sans autre but que de me rassasier du plaisir d'y être. Je me perds dans ses quartiers les plus reculés, j'erre sans dessein et sans plan. Je m'arrête ou je poursuis ma course, décidé par le motif le plus léger. Je reviens souvent aux lieux dont on m'avait défendu l'entrée et j'éprouve qu'il en est peu d'inaccessibles à l'opiniâtreté, et surtout à l'or. Les mots jassak (défense), o/mas (cela ne se peut), les premiers qui retentissent aux oreilles d'un étranger, sont enfin étouffés par la voix de l'intérêt. Ce sentiment plus fort même que celui de la crainte m'a déjà ouvert les palais des Grands, les sanctuaires de la religion, ceux de la beauté où s'élèvent et se vendent les jeunes filles destinées à faire l'ornement des harems, tous lieux que n'a jamais vus le commun des voyageurs. Quelquefois le hasard et l'hospitalité naturelle aux Orientaux viennent au-devant de ma curiosité ; mais on sent bien que de pareils hasards ne sont que pour ceux qui savent les chercher.

Voyages en Turquie et en Égypte faits en l'année 1794
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  Alexis de Valon 
 

Sur le devant de sa boutique, au milieu de son petit étalage, un vieux Turc à longue barbe, immobile comme un mannequin, est accroupi fumant alternativement sa pipe et mangeant des concombres verts. Dans un coin, près d'un réchaud allumé est assis un enfant qui prépare le café de son maître. Loin de vous appeler, de vous vanter ses marchandises, le vieux Turc se renferme dans le mutisme le plus complet et ne paraît prendre aucun souci de son négoce. Votre interprète lui demande-t-il s'il possède tel ou tel objet que vous désirez : il répond soit en fermant les yeux à demi et en faisant claquer sa langue contre son palais, signe négatif par excellence dans tout le Levant, soit par un imperceptible mouvement d'épaules qui veut dire : je n'en sais rien, cherchez. On fouille sa boutique, on ouvre ses tiroirs sans que le plus souvent il daigne même tourner la tête. Quand rien ne vous convient, vous le laissez impassible au milieu de sa boutique bouleversée. Si au contraire vous lui faites demander le prix d'une arme ou d'une paire de pantoufles, il énonce d'une voix gutturale un chiffre qui est ordinairement le double de celui qu'il veut avoir ; vous lui en offrez la moitié, il tend la main, prend votre argent, et souffle par le nez une bouffée de fumée. L'enfant remet toutes choses en ordre, se rassoit auprès du réchaud, et le marchand reprend son éternelle contemplation.

Une année dans le Levant, 184

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