Jean-Jacques Ampère |
Mon cher ami,
Après le plaisir de voyager, le plus grand est de raconter ses voyages ; mais le plaisir de celui qui raconte est rarement partagé par celui qui écoute ou qui lit. Aujourd'hui nul pays n'est nouveau, tout le monde a été partout, et il faut avoir autant de confiance que j'en ai dans votre amitié pour oser vous adresser le récit d'une course en Ionie et en Lydie. Je n'ai qu'une excuse : cette course dans un pays un peu moins connu que l'Italie et la Grèce m'a intéressé vivement ; ce n'est pas une raison pour que mon récit intéresse les autres, mais c'en est une pour moi de chercher à communiquer à un ami le plaisir que j'ai éprouvé, et de ne pas lui dérober sa part, comme dirait Montaigne. Ayant ainsi fait la paix avec ma conscience, qui murmurait un peu quand j'ai pris la plume pour écrire des impressions de voyage, je cède à la tentation, aux mauvais exemples, et je commence mon odyssée, qui ne sera pas longue, heureusement.
Ayant une quinzaine de jours devant nous, Mérimée et moi, nous formâmes le projet d'aller de Smyrne à Éphèse, de pousser jusqu'à Magnésie sur le Méandre, où les ruines du temple ionique de Diane offraient une tentation puissante à notre ami, grand amateur et vrai connaisseur en fait d'architecture hellénique, puis de gagner Sardes, où il y avait encore des chapiteaux ioniques à voir, et de revenir de Sardes à Smyrne.
Ce voyage, qui n'est pas considérable, avait bien pour nous ses difficultés ; nous ne trouvions personne à Smyrne qui fût allé directement de Magnésie à Sardes ; les guides qui connaissaient le chemin étaient absents ou malades ; le seul que put nous procurer l'infatigable obligeance de M. le baron de Nerciat n'était jamais allé plus loin qu'Éphèse. Ce guide nous fut recommandé comme Français, mais il n'avait de français que le nom, Marchand, comme le valet de chambre de Napoléon : du reste, une étrange figure qui tenait du juif, du Turc et du nègre ; parlant fort bien le turc et le grec, mais le français très peu. Force nous fut de nous mettre en route avec ce singulier personnage et le postillon turc Ahmet, qui, lui non plus, n'avait jamais entendu parler de Sardes. Nous voilà donc partis à la grâce de Dieu, pour faire une centaine de lieues dans un pays dont nous ne connaissions pas la langue, avec des guides qui ne connaissaient pas le chemin.
Lettre d'Ampère à Sainte-Beuve, "Une course dans l'Asie Mineure", Revue des Deux-Mondes, 15 janvier 1842
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Louis Bertrand |
Des sensations de cette espèce vous préparent, du moins, excellemment à savourer tout le "moyen âge" de Stamboul. Cette ville, qui vous apparaît si prestigieuse de la haute mer, n'est (à part ses mosquées monumentales) qu'un ramassis de cambuses croulantes, un dédale de venelles dépavées et coupées de fondrières. Malheur au touriste ignorant qui s'y risque en fiacre ! D'abord, presque régulièrement, le cocher, qu'on a pris à Péra, connaît mal Stamboul et ne tarde pas à vous égarer. Ensuite, le supplice des cahots y dépasse tout ce qu'on peut imaginer. Je revins à peu près indemne d'une excursion de ce genre, mais la portière de mon véhicule était défoncée, et le marchepied était resté en route.
Passons bien vite ! Jetons un voile sur l'ignominie du Phanar ; traversons, en nous bouchant le nez, les tristes galetas des juifs et les campements des Gitanes ! Toute cette partie de Stamboul jusqu'à Édirné-Kapou est proprement infâme, bien qu'il s'y découvre pourtant de délicieux jardinets, qui sont comme des oasis de fraîcheur et de propreté dans cette pouillerie aride. Franchissons la porte d'Édirné et suivons la route défoncée et poudreuse qui se déroule, pendant des kilomètres, au pied des remparts byzantins, jusqu'à la mer de Marmara. Nous voici maintenant dans le plus pur Moyen Âge ! Et si je ne faisais attention qu'à la beauté du spectacle, j'ajouterais tout de suite que c'est admirable ! Or, cette impression de recul à travers le passé ne tient pas seulement à la silhouette médiévale de l'enceinte, à l'absence presque absolue de toute fausse note moderne dans ce concert de formes et d'images archaïques, elle tient à la sauvagerie barbare du lieu. Comme sur les plans illustrés de nos vieilles villes du XVe siècle, des carcasses à l'abandon gisent autour des murailles. Des vols de corbeaux planent au-dessus du pourrissoir. Ces oiseaux funèbres disputent leur provende aux troupes faméliques des éternels chiens errants. Pour que le tableau soit complet, on souhaite presque de voir surgir, parmi les décombres, un lépreux faisant grincer sa crécelle. Mais ce spectacle n'est que différé. On en jouira bientôt à Scutari, derrière le célèbre cimetière, qui abrite toute une léproserie à l'ombre de ses cyprès.
Stamboul est assez justement louée, pour que l'indication de ses tares donne plus de prix à l'éloge. En vérité, un certain courage est nécessaire à quiconque la veut contempler sous tous ses aspects. Autant que personne, je me suis émerveillé de sa Corne d'Or. Le soir en caïque, au coucher du soleil, j'y ai goûté des minutes de ravissement peut-être uniques. Il faut que ce paysage soit bien extraordinaire, pour vous faire oublier ainsi les haut-le-cœur de l'embarquement. Près des pontons, et pendant un trajet de deux cents mètres au moins, on vogue sur les flots d'une sentine. Les canaletti les plus infects de Venise ne sont rien en comparaison. C'est seulement au large qu'on ose ouvrir ses poumons et qu'on respire un air à peu près pur. D'ailleurs, toute la péninsule constantinienne nage dans l'ordure, elle est ceinte d'une zone houleuse de détritus et d'épaves. À la pointe du Vieux-Sérail, un matin que la mer était grosse, nous faillîmes nous briser contre la coque d'un bateau marchand échoué là depuis des années : elle doit y être encore, et il est permis de conjecturer que l'imperturbable indolence des Turcs l'y laissera reposer longtemps, s'il plaît à Dieu !
Le Mirage oriental, 1910
Mais voici le revers de la médaille : tout le temps que dure le voyage, grâce aux chemins de fer et aux paquebots, on sort à peine de l'atmosphère européenne et "civilisée". Les hôtels et les agences qui s'emparent de vous au débarquer achèvent de vous séquestrer dans vos mœurs à vous, de vous isoler en quelque sorte du milieu ambiant. On n'a point à y changer ses habitudes, sa nourriture, son hygiène. On y coudoie les mêmes gens qu'à Nice ou à Aix-les-Bains. Les types sont prévus, les conversations aussi. Le mobilier, comme les menus des repas, est désespérément pareil dans tous ces modernes caravansérails. Leurs interprètes vous évitent la peine d'entrer en contact avec les gens du pays. Il n'est pas jusqu'à vos sorties, jusqu'à vos divertissements qui ne soient réglés d'avance, – et cela sans le moindre souci de vos préférences personnelles. Les agences auxquelles vous vous confiez y ont mis bon ordre. Quand vous arrivez dans quelque localité de la Haute-Égypte, le manager de votre hôtel sait à quelle heure vous visiterez les ruines, à quelle heure, les bazars indigènes ou les dames galantes. On ne vous consulte pas : les provisions sont prêtes pour l'excursion, emballées dans des couffins – et l'on y retrouve invariablement les mêmes victuailles, – d'Alexandrie à Kartoum, – d'Athènes à Patras, – de Jérusalem à Balbek, – à savoir : deux œufs durs, une cuisse de poulet desséchée, une tranche de rosbif coriace, une croûte de fromage et deux oranges, – sans oublier le poivre et le sel roulés dans de petits cornets de papier. C'est immuable comme une institution.
Des ânes fringants piaffent à la porte de l'établissement. Quelles que soient vos répugnances, il les faut enfourcher. Vous voilà parti pour les nécropoles et les sanctuaires ! Vous vous imaginez peut-être que vous serez libre de choisir votre itinéraire, de vous arrêter ici ou là ? Point ! Les guides ont leurs programmes et leurs habitudes, qu'il est imprudent de déranger, sous peine de fâcheuses complications. Bien plus, cette collation que vous avez payée au poids de l'or et qu'un de vos âniers trimballe pompeusement, à votre suite, dans un couffin – vous n'avez même pas le droit de la manger où vous voulez. Ainsi, à Philae – Bredeker vous le signifie formellement, – "le déjeuner qu'on a emporté avec soi se mange près du kiosque". Vous entendez ? Ce n'est point dans le temple d'Isis, ou dans le temple d'Hathor, ou sous le portique de Nektanébo – mais près du kiosque de Trajan que vous grignoterez votre cuisse de poulet. Agir autrement serait contrevenir à tous les usages et à toutes les traditions.
Êtes-vous sur le Nil, le bateau fait escale en face d'un village, des enfants à demi nus accourent, avec des cris et des gambades. Vous ébauchez le geste de leur lancer une poignée de piastres. On vous en empêche. Un règlement l'interdit. Lisez plutôt la pancarte qui est affichée sur le pont : "Défense de jeter de la monnaie aux enfants – par respect pour la dignité humaine !" Pas n'est besoin d'ajouter que ce règlement est anglais et protestant.
D'un bout à l'autre, vous êtes, pour ainsi dire, tenu en lisière. Quand ce ne sont pas les conducteurs des agences, ce sont vos guides et vos drogmans qui dirigent vos démarches et vos actions, qui vous étourdissent de leurs bavardages et de leurs boniments, qui jugent en dernier ressort de ce que vous devez voir ou ne pas voir, qui enfin s'interposent perpétuellement entre vous et la réalité. Et ainsi cette réalité vous arrive déformée comme un texte qu'on lit dans une traduction. Les amis, les connaissances, les gens "bien informés" qu'on rencontre là-bas ajoutent leurs gloses aux commentaires des âniers : c'est encore pis. Le texte original s'oblitère davantage. On risque fort de n'y plus rien comprendre. Et, comme après ces excursions toujours trop brèves, on se replonge immédiatement dans l'ambiance cosmopolite des hôtels, le dépaysement devient à peu près impossible. Il faut bien se contenter avec la couleur locale de pacotille qu'on a pu grappiller au passage et qui ne vous apprend pas beaucoup plus que les photographies ou les cartes postales achetées en cours de route. Concluons que les "commodités" des voyages modernes sont très surfaites. Leur but inavoué, c'est d'empêcher de voir les pays qu'on traverse.
Le Mirage oriental, 1910
La chevauchée fait halte devant Khéops. Aussitôt, dix photographes s'élancent d'une baraque, vous assiègent, vous remplissent les mains de leurs clichés les plus flatteurs : "Comment Monsieur désire-t-il son portrait ? À pied ou à cheval ? À dos d'âne ou à dos de chameau ?" Et l'on vous fait admirer l'image d'un touriste berlinois casqué de liège, cuirassé de kaki, bardé de ceintures de cuir et botté de molletières, qui surgit immense à côté d'une pyramide toute petite... Des gens, raidis dans des attitudes solennelles, sont en train de poser. Le photographe, la poire de caoutchouc à la main, rectifie la pose : "Ne bougeons plus !" Du haut de leurs quarante siècles, les Pyramides vous contemplent !... Horreur ! Vous vous échappez, vous fuyez vers le Sphinx, poursuivi par les âniers qui tapent à grands coups de matraque sur le derrière de votre monture... Autre supplice ! Voici maintenant les camelots qui se précipitent, les brocanteurs de fausses antiquités ! Et il faut négliger le splendide paysage désertique, pour s'occuper de scarabées et d'osiris en toc, fabriqués à la douzaine par des mouleurs italiens. Pendant ce temps-Ià, les guides vous cornent aux oreilles leurs boniments. Celui-ci veut vous faire grimper au sommet de la pyramide, celui-là veut vous entraîner dans les souterrains. On est ahuri, assourdi, pris d'assaut. Impossible de joindre deux idées, d'arrêter ses yeux une minute sur tel détail singulier d'architecture, ou cette coloration délicieuse qui pâlit là-bas vers la chaîne libyque et qui va s'évanouir. Une colère vous saisit, on renonce brusquement, on abdique toute volonté devant tant d'ennemis conjurés – et l'on s'en revient mélancoliquement sur son bourricot, avec la rage impuissante de n'avoir rien vu.
Le Mirage oriental, 1910
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Buchon |
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Les hommes seuls semblent s'être réservé les plaisirs de la fête. Groupés çà et là, on les voit danser entre eux sans qu'une seule femme se mêle à leurs jeux. J'y remarquai surtout des bergers albanais. D'un côté douze ou quinze d'entre eux, vêtus d'une fustanelle et d'une veste blanche sur laquelle flotte une longue peau de mouton à brillantes soies blanches, la tête couverte du fezy retenu par un mouchoir en forme assez peu gracieuse de turban, se tenaient par la main et se dandinaient en chantant. Le chef de la bande seul, qui conduit cette chaîne avec toute l'autorité d'un de nos beaux conduisant un cotillon dans un de nos élégants salons de Paris, conserve le privilège de se livrer à la liberté de ses mouvements et de ses allures ; il exécute, à la grande admiration des spectateurs, les mouvements les plus difficiles en se lançant de côté et d'autre, et se laissant retomber, tantôt avec les jambes entrelacées d'une manière bizarre, tantôt comme plié sur lui-même, puis se relevant d'un bond pour recommencer encore. Les autres le suivent en se dandinant aussi à la façon grecque, mais sans imiter ses bonds, ses chutes et rebonds, qui sont comme les points d'orgue d'un chanteur émérite. Plus loin une autre bande de danseurs, car ce ne sont que des hommes qui se livrent à cet exercice, s'agite au son du tambourin et d'une sorte de hautbois à trois trous. Sur une autre partie de l'esplanade, c'est un joueur de guitare qui règle les mouvements en frappant sur des cordes ordinaires ou sur des fils d'archal, assis sur une chaise curule antique, ou debout sur un tombeau de marbre sculpté qui va sous peu de jours prendre sa place parmi les monuments du musée.
M. Pittakis assure que ces danses autour du temple de Thésée remontent à la plus haute antiquité, à Thésée lui-même, dit-il gravement, qui, à son retour du labyrinthe de Crète, interrogé par ses jeunes concitoyens, avides de connaître la difficulté des tours et détours de ce labyrinthe, les fit ranger ainsi par cercles qui se repliaient l'un sur l'autre et s'entremêlaient pour se dégager ensuite ; et, pour appuyer sa démonstration, le grave archéologue Pittakis se met à exécuter ces évolutions. Cette danse, au reste, ressemble beaucoup à celle de nos paysans des montagnes du Béarn. Seulement, dans nos belles vallées des Pyrénées, les jeunes Béarnaises, avec leur capulet rouge, viennent s'entremêler aux lestes Béarnais : et bien que le chef de la danse soit chargé de l'exécution des sauts les plus merveilleux, tous cependant chantent ensemble des chansons gaies qui les animent ; et les sauts des hommes, et les pas gracieux des femmes, témoignent de la vivacité de leur plaisir. En Grèce le plaisir ne se manifeste sur la figure que d'un bien petit nombre des acteurs et des spectateurs : les physionomies sont généralement intelligentes, les traits réguliers, le front est gracieux ; mais on attend vainement dans chacun et dans tous la manifestation de cette étincelle électrique qui, chez nous, fait mouvoir instinctivement une masse d'hommes comme un seul homme, et par une seule idée. Les diverses parties qui composent la société grecque ont l'air d'être encore étrangères l'une à l'autre, et sans langue sociale commune. Il faudra de longues années encore avant que cette cohésion soit cimentée, et que l'invasion des habitudes occidentales, pénétrant cette société, la perfectionne au lieu de la disjoindre ou de l'affaiblir.
La Grèce continentale et la Morée, 1843
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François René de Chateaubriand |
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Nous abordâmes à Galata : je remarquai sur-le-champ le mouvement des quais, et la foule des porteurs, des marchands et des mariniers : ceux-ci annonçaient par la couleur diverse de leurs visages, par la différence de leurs langages, de leurs habits, de leurs robes, de leurs chapeaux, de leurs bonnets, de leurs turbans, qu'ils étaient venus de toutes les parties de l'Europe et de l'Asie habiter cette frontière de deux mondes. L'absence presque totale des femmes, le manque de voitures à roues, et les meutes de chiens sans maîtres, furent les trois caractères distinctifs qui me frappèrent d'abord dans l'intérieur de cette ville extraordinaire. Comme on ne marche guère qu'en babouches, qu'on n'entend point de bruit de carrosses et de charrettes, qu'il n'y a point de cloches, ni presque point de métiers à marteau, le silence est continuel. Vous voyez autour de vous une foule muette qui semble vouloir passer sans être aperçue, et qui a toujours l'air de se dérober aux regards du maître. Vous arrivez sans cesse d'un bazar à un cimetière, comme si les Turcs n'étaient là que pour acheter, vendre et mourir. Les cimetières sans murs, et placés au milieu des rues, sont des bois magnifiques de cyprès : les colombes font leurs nids dans ces cyprès et partagent la paix des morts. On découvre çà et là quelques monuments antiques qui n'ont de rapport, ni avec les hommes modernes, ni avec les monuments nouveaux dont ils sont environnés : on dirait qu'ils ont été transportés dans cette ville orientale par l'effet d'un talisman. Aucun signe de joie, aucune apparence de bonheur ne se montre à vos yeux : ce qu'on voit n'est pas un peuple, mais un troupeau qu'un imam conduit et qu'un janissaire égorge. Il n'y a d'autre plaisir que la débauche, d'autre peine que la mort. Les tristes sons d'une mandoline sortent quelquefois du fond d'un café, et vous apercevez d'infâmes enfants qui exécutent des danses honteuses devant des espèces de singes assis en rond sur de petites tables. Au milieu des prisons et des bagnes s'élève un sérail, Capitole de la servitude : c'est là qu'un gardien sacré conserve soigneusement les germes de la peste et les lois primitives de la tyrannie. De pâles adorateurs rôdent sans cesse autour du temple, et viennent apporter leurs têtes à l'idole. Rien ne peut les soustraire au sacrifice ; ils sont entraînés par un pouvoir fatal : les yeux du despote attirent les esclaves, comme les regards du serpent fascinent les oiseaux dont il fait sa proie.
Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1811
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Charles Cottu |
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On ne peut alors s'empêcher de douter que la civilisation moderne dissipe jamais cette torpeur funeste que la terre en fleurs et le ciel le plus doux ont toujours fait peser sur la Turquie. Si l'on en excepte les hautes classes, l'Osmanli vit de rien ; énervé par la chaleur, il mange peu : de l'eau pure, quelques légumes frais, des fruits, des pâtisseries, un mouton cuit entre des pieux les jours de fête, suffisent à ses besoins ; un tapis étendu à terre, sous un arbre près d'une source, sa pipe qu'il fume avec lenteur, du café préparé sur une pierre, le ciel qu'il regarde et où son âme se perd ; à ses pieds la mer magnifique qu'il croit être la barrière placée par Dieu pour séparer les croyants des infidèles, la prière trois fois le jour, la volonté bien arrêtée d'aller à La Mecque avant de mourir ; le sommeil, ou bien ces causeries d'Orient qui plongent l'esprit dans le monde des plaisirs et des houris : voilà encore aujourd'hui la vie du Turc, et cette vie changera-t-elle jamais ? Il voit l'empire qui s'écroule et il courbe la tête : peut-être à l'heure suprême aura-t-il un de ces réveils terribles qui font que tout un peuple se sacrifie dans une dernière bataille ; ou bien, vaincu à l'avance, n'ignorant même pas son avenir, il se soumettra sans murmure à l'ordre d'Allah ; le père de famille sellera ses ânes et ses chameaux, les petits enfants dans les bras des femmes voilées se placeront sur les bâts de voyage, et la grande caravane, reprenant le chemin du désert, se perdra bientôt dans ces solitudes inconnues d'où sont venues les nations arabes, et où elles rentrent comme pour se raviver quand elles sont épuisées.
Charles Cottu, Revue des Deux-Mondes, 1er mars 1844
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Maxime Du Camp |
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Je repars, le paysage change d'aspect ; ce ne sont que des prairies parsemées d'arbres de toute nature. Le cyprès y domine : des buissons de myrtes, de jasmins, de chèvrefeuilles courent parmi les herbes, et secouent au vent leurs panaches embaumés.
La route disparaît : nous marchons à travers champs, nous franchissons à gué une verte rivière, et, d'une cabane construite sur les bords, sortent deux hommes armés qui saisissent la bride de mon cheval, me tiennent l'étrier, et me prient d'entrer chez eux. Après avoir regardé mon teskerey, ils m'offrirent le chibouck et le café ; je restai pendant un instant accroupi sous leur toit de feuillage, et en partant je leur laissai un batchis de quelques piastres. Ce sont des espèces de soldats libres nommés zéibeks, ils sont chargés de vérifier les passeports, et ne savent pas lire ; ils doivent protéger les voyageurs, et souvent ils les dépouillent. Ce sont au reste des voleurs fort accommodants. Celui qui le premier arrêta mon cheval, me dit : "Descends dans notre maison, prends le café avec nous, fume dans notre pipe, et sois le bienvenu. En t'éloignant, tu nous donneras un batchis, sinon, ce soir, nous te dévaliserons." Ils tiennent à peu près le même langage à tous ceux qui passent. Mais en leur laissant une aumône, si faible qu'elle soit, on est sous leur haute protection, et au besoin même elle ne vous manquerait pas.
Leur costume offre une particularité singulière qui les fait reconnaître au premier abord ; leur caleçon fort étroit et collant sur la cuisse se renfle d'une prodigieuse façon à la partie postérieure, et forme une manière de poche dans laquelle ils mettent leur tabac, leur briquet, les fruits qu'ils mangent, leurs cartouches ; ce qui leur donne, quand ils marchent, un faux air de la fameuse Vénus hottentote. Outre le yatagan et les pistolets, ils portent encore le kandjiar, le fusil, la lance et toutes les armes qu'ils réussissent à attacher sur eux ; leurs bras nerveux, toujours nus, sont chargés jusqu'aux épaules de versets du Coran tatoués en bleu.
Souvenirs et paysages d'Orient, 1848
Qui que tu sois, lecteur, qui vas ouvrir ce livre, sois le bienvenu !
Ta belle action me touche ; et je suis fort tenté de te dire, comme Pallæstra à Dæmones, dans maître M. Accius Plautus : Salve. insperate ! salut, toi que je n'espérais pas !
Cependant je veux être franc avec toi, et t'éviter le péril où tu cours ; écoute donc ceci :
Si tu recherches des vues politiques ou commerciales, si tu espères trouver le récit d'attaques de brigands ou d'aventures amoureuses, le soir, au clair de lune, laisse ce livre de côté et retourne à tes affaires.
Je ne me suis point occupé de politique, par la bonne raison que je n'y comprends rien. J'ai bien entendu conter par-ci, par-là, qu'il y avait une question d'Orient, mais je ne saurais dire au juste si ce sont les Russes qui doivent prendre Constantinople, ou si ce sont les Turcs qui doivent prendre Saint-Pétersbourg.
Je n'ai rien dit du commerce : cependant je l'estime, parce qu'il nous apporte les porcelaines de la Chine et les tabacs de la Havane, mais j'ai peine à me mettre dans la tête qu'il puisse servir à autre chose.
Quant aux brigands, ils ne m'ont point fait l'honneur de me dévaliser, et je le regrette, car j'aurais aimé à te raconter quelque sombre histoire, dont je serais sorti triomphant ; cela est de belle tournure et fait plaisir aux dames.
Contrairement à la plupart des voyageurs, mes illustres devanciers, je n'ai point eu, hélas ! de galantes aventures : ne t'en étonne pas, candide lecteur, je suis si maigre !
– Pourquoi donc alors, me diras-tu, avoir fait un livre ?
– D'abord pour le faire, et puis aussi pour te parler des paysages que j'ai vus là-bas, pour te promener dans Constantinople, pour te donner envie d'aller dans le pays du Soleil.
Si le livre est mauvais, excuse-le en faveur de l'intention, et surtout considère :
Comme l'auteur est jeune, et c'est son premier pas !
Souvenirs et paysages d'Orient, 1848
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Gustave Flaubert |
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La route tourne à gauche, nous descendons ; les montagnes calcaires entourant cette plaine rappellent le Mokattam. Le ciel est tout chargé de nuages, l'air humide, on sent la mer, nos vêtements sont pénétrés de moiteur. Je désire ardemment être arrivé, comme toutes les fois que je touche à un but quelconque : en toute chose j'ai de la patience jusqu'à l'antichambre. Quelques gouttes de pluie. Une heure après avoir quitté le puits, nous arrivons dans un endroit plein de roseaux et de hautes herbes marécageuses ; des dromadaires et des ânes sont au milieu, mangeant et se gaudissant ; de nombreux petits cours d'eau épandus coulent à terre sous les herbes, et déposent sur la terre beaucoup de sel ; c'est EI-Ambedja (endroit où il y a de l'eau). Les montagnes s'abaissent, on tourne à droite. Pan de rocher rougeâtre, à gauche, à l'entrée du val élargi qui vous conduit, d'abord sur des cailloux, ensuite sur du sable, jusqu'à Kosséir. Dans mon impatience je vais à pied, courant sur les cailloux et gravissant les monticules pour découvrir plus vite la mer. Dans combien d'autres impatiences aussi inutiles n'ai-je pas tant de fois déjà rongé mon cœur ! Enfin j'aperçois la ligne brune de la mer Rouge, sur la ligne grise du ciel. C'est la mer Rouge !
Je remonte à chameau, le sable nous conduit jusqu'à Kosséir. On dirait que le sable de la mer a été poussé là par le vent, dans ce large val ; c'est comme le lit abandonné d'un golfe. De loin on voit les mâts de l'avant des vaisseaux, qui sont désarmés, comme ceux du Nil. On tourne à gauche. Sur de petites dunes de sable voltigent et sont posés des oiseaux de proie. La mer et les bâtiments à droite ; Kosséir en face, avec ses maisons blanches. À droite, avant de tourner, quelques palmiers entourés de murs blancs : c'est un jardin. Comme cela fait du bien aux yeux !
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à lire sur Gallica
Jean-Jacques Ampère
Voyage en Égypte et en Nubie, avant-propos de F. de Saulcy
François René de Chateaubriand
Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris
Maxime Du Camp
Le Nil : Égypte et Nubie (2e ed., 1860)
Idem, avec une carte spéciale dressée par Sagansan :
Mémoires d'un suicidé (1876)
Egypte, Nubie, Syrie : paysages & monuments... (1849-1850)
Gustave Flaubert
Par les champs et par les grèves ; Voyages et carnets de voyages (1)
Salammbô
Correspondance (1830-1846)
Eugène Fromentin
Sahara et Sahel : I. Un été dans le Sahara et II. Une année dans le Sahel
Antoine Galland
Journal d'Antoine Galland pendant son séjour à Constantinople : 1672-1673
Guillaume-Joseph Grelot
Relation nouvelle d'un ouvrage de Constantinople... 1860
Barthélemy d'Herbelot
Bibliothèque orientale ou Dictionnaire universel contenant généralement tout ce qui regarde la connaissance des peuples de l'Orient...
Bertrand de La Borderie
Le discours du voyage de Constantinople..., 1546
Alphonse de Lamartine
Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient, 1832-1833, ou Note d'un voyageur
[Volume premier], [Volume second], [Volume troisième]
Pierre Loti
Les Désenchantées : roman des harems turcs contemporains
Guillaume Martin
Voyage à Constantinople : fait à l'occasion de l'ambassade de M. le comte de Choiseul-Gouffier à la Porte Ottomane, 1821
Gaston Maspero
Histoire ancienne des peuples de l'Orient
Les Mille et Une Nuits
Les Mille et Une Nuits des familles : contes arabes [1]
Les Mille et Une Nuits des familles : contes arabes [2]
Parfait-Louis Monteil
De Saint-Louis à Tripoli par le lac Tchad : voyage au travers du Soudan et du Sahara, accompli pendant les années 1890-1891-1892 par le lieutenant-colonel P.-L. Monteil ; préf. de M. le vte Melchior de Vogüe,... ; ill. de Riou
Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède
et de Montesquieu
Les Lettres persanes, tome 1
Les Lettres persanes, tome 2
François-Charles-Hugues-Laurent Pouqueville
Voyage en Morée, à Constantinople, en Albanie et dans plusieurs autres parties de l'Empire ottoman pendant les années 1798, 1799, 1800 et 1801 :
[Tome premier], [Tome second], [Tome troisième], 1805
L. de Prunet
Pèlerinage de Cosnstantinople à Jérusalem, 1546
Tarmini Almerté
Voyages de Sa Majesté la reine d'Angleterre et du baron Pergami, son chambellan : en Allemagne, en Italie, en Grèce, en Sicile, à Tunis, à Jaffa, à Jérusalem, à Constantinople, etc., pendant les années 1814, 1815, 1816, 1817, 1818, 1819 et 1820 : avec des anecdotes curieuses et piquantes
Joseph Pitton de Tournefort
Relation d'un voyage du Levant fait par ordre du Roy : contenant l'histoire ancienne et moderne de plusieurs isles de l'Archipel, de Constantinople, des côtes de la mer Noire, de l'Arménie, de la Géorgie, des frontières de Perse et de l'Asie Mineure.
[Tome premier], [Tome second]
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