13 Mai 2024
"Nous savons qu'humanité est une idée sur laquelle il n'y a pas de différend entre les hommes ; nous savons qu'elle n'a pour condition ni grandeur, ni exiguïté, ni vieillesse, ni jeunesse et que nous concevons cette idée par une formule de définition ou par une explication en détail. Si nous ne la concevions pas, nous ne dirions pas qu'elle est indépendante de grandeur ou d'exiguïté. Malgré tous nos efforts, nous ne pourrons jamais la percevoir par l'imagination ; et l'appréhension ne la perçoit pas non plus ; en effet, chaque fois que l'imagination ou l'appréhension cherchent à la percevoir, elles créent une image individuelle telle que Zaïd ou Amr ou telle qu'un être humain qui n'a jamais existé et qui, si même il existait, serait un individu déterminé et mêlé au superflu matériel.
Bref, la faculté animale n'a pas la capacité de concevoir cette idée qui est générale et commune, mais elle perçoit les choses individuelles ; elle ne conçoit pas non plus les jugements universels. Par conséquent, la faculté par laquelle l'homme conçoit les idées générales abstraites est une autre faculté ; et c'est par cette faculté qu'il rend connues les choses inconnues. Les autres animaux ne possèdent pas cette faculté ; en effet, il se peut qu'il leur arrive de se souvenir d'une chose qu'ils auraient oubliée – et cela non par la recherche de la réflexion mais par hasard. Quant à une chose ignorée – chose pratique ou théorique – et qu'ils savent qu'ils ignorent, ils n'ont pas la capacité de la connaître ni par réflexion ni par moyen terme qui leur manque, mais seulement par leur nature : quand ils en ont besoin, c'est leur nature qui leur en donne une représentation ; et, l'image ayant pris forme, ils agissent – mais d'une manière uniforme. S'ils avaient la faculté de rechercher les choses qu'ils ignorent, ils rechercheraient des choses variées, les mettraient en pratique, établiraient un choix et ne se restreindraient pas à une seule manière et à un seul mode d'action.
Donc la propriété de l'homme consiste à concevoir et à juger les idées générales et à conclure à des choses qu'il ignore dans les sciences et les arts. Et toute cela est la faculté d'une seule âme."
Avicenne, Le Livre de la science, vers 1030, tr. Fr. Mohammed Achena et Henri Massé, Les Belles Lettres, 1986, p. 67-68.
La distinction de l’existence et de l’essence
« Sache que tu comprends l’idée de triangle tout en te demandant s’il a l’être pour attribut dans les essences concrètes ou non. Ceci après qu’il s’est représenté à toi comme formé d’une ligne et d’une surface, mais sans te représenter qu’il est existant parmi les individus. »
Livre des Directives et des Remarques, « De l’être et de ses causes », traduction d’Amélie-Marie Goichon, Paris, Unesco / Vrin, 1999, pp. 354-356.
« Il est évident que toute chose a une réalité essentielle particulière qui est sa quiddité. On sait, en outre, que la réalité essentielle de toute chose, qui lui est propre, est autre que l’existence, qui est synonyme de l’établissement dans l’être. Il en est ainsi parce que si tu dis : une réalité essentielle quelconque est existante, soit concrètement, soit dans les âmes, soit absolument parlant (comme une nature commune à la réalité essentielle concrète et à la réalité essentielle dans les âmes), eh bien cela aura une signification déterminée que l’on comprendra. Mais si tu dis: une réalité essentielle quelconque, c’est une réalité essentielle quelconque, ou encore : une réalité essentielle quelconque, c’est une réalité essentielle, ce sera là pur verbiage et parole sans intérêt. De même, si tu dis : une réalité essentielle quelconque, c’est une chose, tu tiendras là encore un propos qui ne nous enseignera rien de ce que nous ignorons. (…)
En fait, la signification de l’existence possède une certaine concomitance avec la « chose » et ne s’en sépare jamais. Bien plus, la signification de l’existant est un concomitant permanent de la « chose » parce que la chose existe soit concrètement, soit dans l’estimative ou dans l’intellect. S’il n’en était pas ainsi, ce ne serait pas une « chose ». »
Métaphysique du Livre de la Guérison, Livre 1, chapitre 5, traduction de Souad Ayada, Avicenne, Paris, Ellipses, 2002, p. 35.
« Le Premier n’a pas d’autre essence/quiddité que l’existence. »
Métaphysique du Livre de la Guérison, Livre 8, chapitre 4.
« Nous disons que les choses qui sont du domaine de l’existence, l’esprit peut les diviser en deux : (a) celles qui, considérées en elles-mêmes, n’ont pas une existence nécessaire. Or il est évident qu’elles ne sont pas non plus impossibles sinon elles ne seraient pas du domaine de l’existence, et cette chose est dans le domaine du possible. (b) Et il y a des choses qui, considérées en elles-mêmes ont une existence nécessaire. »
Métaphysique du Livre de la Guérison, Livre 1, chapitre 6, traduction de G. C. Anawati, Tome 1, Paris, Vrin, 1978, p. 113.
« Le Premier n’a pas d’autre quiddité que l’existence. Tu sais ce qu’est la signification de la quiddité et par quoi elle se distingue de l’existence en ce qui fait leur différence mutuelle, grâce à ce que nous avons expliqué au début de notre exposé. Nous dirons donc : l’existant nécessaire n’a pas de quiddité qui impliquerait la nécessité de son existence. Non ! Mais disons derechef que l’existant nécessaire intellige l’existant nécessaire lui-même, comme l’un intellige l’un lui-même et intellige par là que sa quiddité est, par exemple, « homme » ou une autre substance. Et c’est cet homme qui serait alors l’existant nécessaire ! Tout comme on intelligerait, de l’un qu’il est « eau », ou « air », ou « homme », alors qu’il est un […].
Nous disons: il est impossible que l’existant nécessaire soit tel qu’il comporte une composition de sorte qu’il y ait là une certaine quiddité, et que ce soit cette quiddité qui soit ensuite dotée de l’existence nécessaire. En effet, cette quiddité aurait alors une signification différente de sa propre réalité effective. Cette signification serait la « nécessité de l’existence ». Prenons un exemple : si cette quiddité, par hypothèse, était qu’il est « homme », alors le fait, pour lui, d’être « homme » diffèrerait du fait d’être nécessairement existant. Mais en ce cas, nous ne sortirons pas de l’alternative suivante : ou bien notre expression « nécessité de l’existence » possède ici une réalité effective, ou bien elle n’en a pas. Or il est impossible que cette signification n’ait pas de réalité effective, alors qu’elle désigne le principe même de toute réalité effective ! Mieux encore, elle confirme dans l’être toute réalité effective et lui octroie sa vérité.
Si l’existant nécessaire avait une réalité effective qui fût autre que cette prétendue quiddité, et si cette nécessité de l’existence impliquait qu’il fût attaché à cette quiddité, et qu’il ne fût pas nécessaire sans elle, alors ce que désigne la signification d’existant nécessaire, en tant précisément qu’il est existant nécessaire, existerait par une chose qui ne serait pas lui. »
Métaphysique du Livre de la Guérison, Livre 8, chapitre 4, traduction de Souâd Ayada, Avicenne, Paris, Ellipses, 2002, p. 50.
« Tout ce qui a une essence est causé. Et toutes les choses autres que le nécessairement existant ont des essences, et ces essences sont celles qui en elles-mêmes sont possiblement existantes. L'existence ne leur survient (ya‘rid) que de l'extérieur. »
Métaphysique du Livre de la Guérison, Livre 8, chapitre 4, traduction de G. C. Anawati légèrement modifiée, Tome 2, Paris, Vrin, 1985, p. 88.
Avicenne
Séance 6
L’origine et la structure du monde
« Son existentiation provient de ce qui la fait exister dans sa totalité. Dès lors il n’y a pas une partie en elle qui précède son existence par rapport à cette intention, ni sa matière ni sa forme, si elle possède une matière et une forme. Par conséquent, le tout par rapport à cette cause première est créé. »
Métaphysique du Livre de la Guérison, Livre 8, chapitre 3, traduction de G. C. Anawati, Tome 2, Paris, Vrin, 1985, p. 83-84.
L’origine du monde et la procession de l’être selon Avicenne : l’émanation à partir de l’être nécessaire par soi
« L'acte premier et essentiel du Premier Vrai est d'appréhender intellectuellement sa propre essence, qui est en elle-même le principe de l'ordre du bien dans l'existence. Il intellige donc l’ordre du bien dans l’existence et la façon dont il doit être – non pas par une appréhension intellectuelle qui passe de la puissance à l’acte, ni par une appréhension intellectuelle qui passe d’un intelligible à un autre. Son essence est en effet exempte de tout ce qui est de quelque façon que ce soit en puissance, comme nous l’avons montré précédemment. Mais c’est une intellection une.
Et ce qu’il intellige de l’ordre du bien dans l’existence entraîne nécessairement qu’il intellige comment il peut être et quelle est la meilleure forme possible pour la production du tout selon l’existence de son intelligé, car la vérité intelligée chez lui est identique à ce que tu sais : science, puissance et volonté.
Quand à nous, nous avons besoin, pour réaliser ce que nous nous imaginons, d’intention, de mouvement et de volonté pour que cela existe. Cela ne convient pas à Dieu, ni n’est valable pour lui, car il est exempt de dualité. Et comme nous l’avons longuement montré, son intellection est cause de l’existence selon ce qu’il intellige, et l’existence de ce qui est existentialisé à partir de lui a lieu selon une concomitance et une séquence nécessaire de son existence ; non en ce sens que son existence soit pour l’existence d’autre chose que lui. Lui est l’auteur de toute chose en ce sens qu’il est l’Existant de qui émane toute existence, d’une émanation distincte de son existence. »
Métaphysique du Livre de la Guérison, Livre 9, chapitre 4, traduction de G. C. Anawati légèrement modifiée, Tome 2, Paris, Vrin, 1985, p. 138.
Les relations entre les êtres à chaque niveau de l’émanation
« Et ces choses, on peut leur trouver des correspondants éloignés dans nos corps qui ne leur sont pas proportionnés bien que parfois ils en donnent l’impression et les imitent.
Par exemple, si le désir à l’égard d’un ami ou d’autre chose devient fort, il se forme en nous des phantasmes (takhayyulât) par mode de jaillissement, qui sont suivis par des mouvements qui ne sont pas des mouvements vers le désiré lui-même, mais des mouvements vers une chose sur son chemin et sa voie et qui est le plus proche de lui.
Le mouvement de la sphère céleste se produit ainsi par la volonté et le désir selon ce mode. »
Métaphysique du Livre de la Guérison, Livre 9, chapitre 2, traduction légèrement modifiée de G. C. Anawati, Tome 2, Paris, Vrin, 1985, p. 126,
Séance 7
L’émanation comme acte nécessaire et la question de la volonté divine
« Il connaît par son essence comment se trouve le bien dans le tout. La forme des êtres existants suit sa forme intelligée selon l’ordre intelligé chez lui ; non pas qu’elle suive comme une lumière ce qui est lumineux et la caléfaction ce qui est chaud, mais qu’il connaît le mode de l’ordre du bien dans l’existence et qu’il vient de lui, et il sait que de cette science efflue l’existence selon l’arrangement qu’il intellige comme bien et comme ordre. »
Métaphysique du Livre de la Guérison, Livre 8, chapitre 7, pp. 101-102 de la traduction de G. C. Anawati (ponctuation légèrement modifiée), tome 2, Paris, Vrin, 1985,
« Que le tout provienne de lui par mode de nature ne signifie pas que l’existence du tout proviendrait de lui sans connaissance ni agrément de sa part. Comment cela serait-il possible, alors qu’il est l’intelligence pure, s’intelligeant lui-même ? »
Métaphysique du Livre de la Guérison, Livre 9, chapitre 4, p. 137 de la traduction de G. C. Anawati.
Le problème de la connaissance des particuliers par Dieu
« Le Premier connaît les causes et leurs [relations] correspondantes. Il sait donc nécessairement ce à quoi elles conduisent, les [intervalles] de temps entre elles, et leurs récurrences, car il n'est pas possible qu'il connaisse [les principes antérieurs] sans connaître ceci. Il saisit donc les choses particulières en tant qu'elles sont universelles, c'est-à-dire en tant qu'elles ont des attributs. »
Avicenne, Métaphysique du Livre de la Guérison, Livre 8, chapitre 6,
La question de la nature et de l’origine du mal
« L’existence du mal dans les choses est une nécessité suivant le besoin du bien. Si ces éléments n’étaient pas tels qu’ils se contrarient et qu’ils subissent l’influence de celui qui est prédominant, les espèces nobles ne pourraient pas provenir d’eux. Aussi, si le feu parmi ces éléments n’était pas tel, qu’au cours des rencontres qui nécessairement ont lieu, le manteau d’un homme noble le rencontre et qu’il soit brûlé par lui, alors on ne tirerait pas du feu une utilité générale.
Il faut donc nécessairement que le bien possible dans ces choses ne soit bien qu’après la possibilité qu’il arrive tel mal à partir de lui et avec lui. Aussi le flux du bien n’entraîne pas nécessairement que le bien prédominant soit laissé pour un mal rare : le fait de le laisser serait pire que ce mal, parce que la privation de ce qui dans la nature de la matière peut exister, s’il a deux privations, est pire qu’une seule privation.
Et c’est pourquoi l’homme sage préfère recevoir des brûlures et échapper vivant plutôt que de mourir sans souffrances. »
Métaphysique du Livre de la Guérison, Livre 9, chapitre 6, traduction de G. C. Anawati légèrement modifiée, Tome 2, Paris, Vrin, 1985, p. 152.