CharlesTouati, « La controverse de 1303-1306 autour des études philosophiques et scientifiques », in Revue des études juives, tome 127, n°1, janvier-mars 1968. pp. 21-37; https://www.persee.fr/doc/ rjuiv_0484-8616_1968_num_127_1_1589
- Raison, religion, langage
- Texte 1 : la transmission du savoir et le projet d’une science par provision « Je suis un petit parmi les moindres des maîtres d’Espagne dont l’élite est descendue en exil et je me suis consacré à l’étude de la Torah mais je n’ai pas atteint la science de mes pères, parce que l’époque, mauvaise et difficile, nous a nui et nous n’avons pas passé les nuits dans la sérénité. Nous sommes fatigués et nous n’avons pas de répit. Mais j’ai couru derrière les moissonneurs sur tous les chemins et j’ai glané. J’ai rassemblé les choses saines et consistantes, je n’ai pas repoussé non plus ce qui était sec et vide – et mon séjour à la maison a été de courte durée ». Moïse Maïmonide, Épître au Yémen (1172), in Épîtres, Paris, Gallimard, Tel, traduction Jean de Hulster, 1993, p. 50-51.
Remarques Maïmonide compare sa recherche, dans une métaphore agricole en référence à Ruth 2:2, non pas à celle du moissonneur – le propre des maîtres du Talmud puis des maîtres andalous – mais à celle de leurs héritiers, qui en recueillent les restes, « les choses saines et consistantes » et les débris, représentés par « ce qui était sec et vide ». Il décrit le travail de sa vie qui ne consiste pas à récolter le fruit des moissons mais à scruter et à récupérer ce qui a été laissé là, les bribes d’une science dont les moissonneurs ont disparu, emportant, avec eux, leur récolte dans l’oubli. L’hébreu étant, selon Maïmonide, une langue dont la plupart des règles de grammaire et de conjugaison semblent oubliées, les exégètes finissent par s’éloigner du Texte pour ne s’appuyer que sur des commentaires abordant les images bibliques dans un sens obvie, enfermant l’interprétation dans un sens littéraliste et les communautés juives, en proie aux persécutions et sans guide capable d’ouvrir à une pratique adaptable, fondent leurs espoirs sur des attentes messianiques les conduisant soit à la révolte armée, soit au désespoir.
- Texte 2 : le doute, loin d’être une faiblesse, est le propulseur de la recherche authentique « Le but de ce traité tout entier et de tout ce qui est de la même espèce est la science de la Loi dans sa réalité, ou plutôt il a pour but de donner l’éveil à l’homme religieux chez lequel la vérité de notre Loi est établie dans l’âme et devenue un objet de croyance, qui est parfait dans sa religion et dans ses mœurs, qui a étudié les sciences des philosophes et en connaît les divers sujets, et que la raison humaine a attiré et guidé pour le faire entrer dans son domaine, mais qui est embarrassé par le sens extérieur [littéral] de la Loi et par ce qu’il a toujours compris ou qu’on lui a fait comprendre du sens de ces noms homonymes, ou métaphoriques, ou amphibologiques, de sorte qu’il reste dans l’agitation et dans le trouble. Se laisserat-il guider par sa raison et rejettera-t-il ce qu’il a appris en fait de ces noms ? Il croira alors avoir rejeté les fondements de la Loi. Ou bien s’en tiendra-t-il à ce qu’il en a compris sans se laisser entraîner par sa raison ? Il aura donc tourné le dos à la raison et il s’en sera éloigné, croyant néanmoins avoir subi un dommage et une perte dans sa religion, et persistant dans ces opinions imaginaires par lesquelles il se sentira inquiété et oppressé, de sorte qu’il ne cessera d’éprouver des souffrances dans le cœur et un trouble violent ». Moïse Maïmonide, Guide des égarés, introduction, Paris, Maisonneuve et Larose, traduction S. Munk, 1981, p. 11.
Remarques Le savant que décrit Maïmonide n’est pas égaré, au sens où il aurait perdu la foi : il est un « homme religieux chez lequel la vérité de notre Loi est établie dans l’âme et devenue un objet de croyance, qui est parfait dans sa religion ». Il n’est pas non plus égaré au sens où il commettrait des fautes intellectuelles : « Il a étudié les sciences des philosophes et en connaît les divers sujets. » Il a forgé sa rationalité dans l’étude de la philosophie, qui lui permet d’approcher les secrets de la physique et de la métaphysique et qui aiguise, corrélativement, son esprit critique. Il est exempt de fautes morales : il est « parfait dans ses mœurs ». Le perplexe est donc un savant, parfait aussi bien dans sa rationalité, dans sa foi que dans ses mœurs. Si Maïmonide aborde ce trouble en médecin, le remède ne consiste pas à concocter une potion pour adoucir le trouble intérieur. Il passe par l’éveil des savants à leur tâche. Il leur faut aller jusqu’au bout de leur trouble pour en sortir, affronter leur malaise, suivre son chemin pour s’en libérer. Le Cordouan en a d’autant plus conscience qu’il est luimême perplexe. Il s’adresse aux perplexes depuis le cœur de sa propre révolte. Ainsi par exemple, abordant les sujets d’astronomie, en particulier la question, non résolue à son époque, des planètes errantes, il affirme : « Le plus grand hommage que j’aie pu rendre à la vérité, c’est d’avoir ouvertement déclaré combien ces matières me jetaient dans la perplexité et que je n’avais ni entendu ni connu de démonstration pour aucune d’elles.5 » Peut-on alors assimiler la perplexité à un scepticisme ? Le croyant-perplexe se trouve déchiré entre la nécessité de l’observance et le doute conduit par la philosophie, la langue de la rationalité, selon Maïmonide. Or, la racine de sa perplexité, dont la colère face à l’interprétation littérale de la Torah n’est qu’un symptôme, est finalement le constat des limites de la connaissance humaine et de ses contradictions qu’elle juge insolubles. 5. G, II, 24.
- Texte 3 : les limites de la connaissance humaine, ni dogmatisme ni scepticisme « L’homme ne doit pas précipitamment aborder la spéculation avec de fausses imaginations et que, s’il lui survient des doutes, ou que si la chose en question ne lui est pas démontrée, il ne doit pas l’abandonner et rejeter, ni se hâter de la déclarer mensonge, mais, au contraire rester calme, respecter la gloire de son Créateur, s’abstenir et s’arrêter. […] Mais le but de ces sentences prononcées par les prophètes et les docteurs n’est pas de fermer entièrement la porte de la spéculation et de dépouiller l’intelligence de la perception de ce qu’il est possible de percevoir, comme le croient les ignorants et les nonchalants, qui se plaisent à faire passer leur imperfection et leur stupidité pour de la perfection et de la sagesse, et la perfection des autres et leur science pour de l’imperfection et de l’irréligion, « qui font les ténèbres, lumière, et la lumière, ténèbres » (Is. 5:20) ; toute l’intention est, au contraire, d’énoncer que les intelligences des mortels ont une limite à laquelle elles doivent s’arrêter ». Moïse Maïmonide, Guide des égarés, I, 32, p. 113-114.
Remarques La limite, en accord avec les docteurs du Talmud, ressemblerait à une borne de l’intelligence. Seul le sublunaire pourrait être connu. En ce sens, Maïmonide serait un sceptique, au sens philosophique du terme. L’impossibilité d’appréhender les principes fondateurs et intelligibles du sensible prendrait la forme d’une suspension de jugement pure et simple. Mais comme l’indique la fin de cet extrait, il n’est pas pour autant nécessaire de fermer les portes de la métaphysique. Maïmonide se distingue, en ce sens, fondamentalement d’un sceptique. L’observance de la Loi ferme la porte au scepticisme. Pas l’observance d’une tradition – laquelle peut à chaque instant être interrogée – mais les valeurs transmises par la Loi représentent la colonne vertébrale des actions et des pensées. « S’abstenir ou s’arrêter » ne consiste pas à suspendre son jugement mais à prendre conscience de ses limites : prendre conscience que nous ne sommes pas tout-puissants et que la science humaine n’est pas achevée. Tout n’est pas dit. La perplexité serait alors un outil philosophique puissant, briseur de certitudes. Et c’est cet outil qu’il veut faire découvrir aux savants révoltés. Le doute, loin d’être une faiblesse, est au contraire une force, dissolvant les certitudes et des dogmatiques et des sceptiques, à la recherche les uns comme les autres de la tranquillité, de l’apaisement des tensions par une réponse. Peut-on alors se libérer du trouble de la perplexité ? Maïmonide propose la pratique de l’intertextualité de la Torah et de la philosophie comme voie de recherche, depuis des outils précis : la lexicographie construisant un réseau de concordances entre images biblique et concepts philosophiques, l’interprétation allégorique et, par extension, la théologie négative.
Raison, croyance, épistemologie
- Texte 4 : la parabole du palais et les degrés de croyances « J’ouvre mon discours, dans ce chapitre, en te présentant la parabole suivante : Le souverain était dans son palais, et ses sujets étaient en partie dans la ville et en partie hors de la ville. De ceux qui étaient dans la ville, les uns tournaient le dos à la demeure du souverain et se dirigeaient d’un autre côté ; les autres se tournaient vers la demeure du souverain et se dirigeaient vers lui, cherchant à entrer dans sa demeure et à se présenter chez lui, mais jusqu’alors ils n’ avaient pas encore aperçu le mur du palais. De ceux qui s’y portaient, les uns, arrivés jusqu’au palais, tournaient autour pour en chercher l’entrée ; les autres étaient entrés et se promenaient dans les vestibules ; d’autres enfin étaient parvenus à entrer dans la cour intérieure du palais et étaient arrivés à l’endroit où se trouvait le roi, c’est-à-dire à la demeure du souverain. Ceux-ci toutefois, quoique arrivés dans cette demeure, ne pouvaient ni voir le souverain, ni lui parler ; mais, après avoir pénétré dans l’ intérieur de la demeure, ils avaient encore à faire d’autres démarches indispensables, et alors seulement ils pouvaient se présenter devant le souverain, le voir de loin ou de près, entendre sa parole, ou lui parler. — Je vais maintenant t’expliquer cette parabole que j’ai imaginée : Quant à « ceux qui étaient hors de la ville », ce sont tous les hommes qui n’ont aucune croyance religieuse, ni spéculative, ni traditionnelle [...]. Ceux-là sont à considérer comme des animaux irraisonnables ; je ne les place point au rang des hommes, car ils occupent parmi les êtres un rang inférieur à celui de l’homme et supérieur à celui du singe, puisqu’ils ont la figure et les linéaments de l’homme et un discernement au-dessus de celui du singe. « Ceux qui étaient dans la ville, mais tournaient le dos à la demeure du souverain », ce sont des hommes qui ont une opinion et qui pensent, mais qui ont conçu des idées contraires à la vérité, soit par suite d’une grave erreur qui leur est survenue dans leur spéculation, soit parce qu’ils ont suivi ceux qui étaient dans l’erreur. Ceux-là, par suite de leurs opinions, à mesure qu’ils marchent, s’éloignent de plus en plus de la demeure du souverain; ils sont bien pires que les premiers, et il arrive des moments où il devient même nécessaire de les tuer et d’effacer les traces de leurs opinions, afin qu’ils n’égarent pas les autres. — « Ceux qui se tournaient vers la demeure du souverain et cherchaient à y entrer, mais qui n’avaient pas encore aperçu la demeure du souverain », c’est la foule des hommes religieux, c’est-à-dire des ignorants qui s’occupent des pratiques religieuses. — « Ceux qui étaient arrivés jusqu’au palais et qui tournaient autour », ce sont les casuistesqui admettent, par tradition, les opinions vraies, qui discutent sur les pratiques du culte, mais qui ne s’engagent point dans la spéculation sur les principes fondamentaux de la religion, ni ne cherchent en aucune façon à établir la vérité d’une croyance quelconque. – Quant à ceux qui se plongent dans la spéculation sur les principes fondamentaux de la religion, ce sont « ceux qui étaient entrés dans les vestibules », où les hommes se trouvent indubitablement admis à des degrés différents. Ceux qui ont compris la démonstration de tout ce qui est démontrable, qui sont arrivés à la certitude, dans les choses métaphysiques, partout où cela est possible, ou qui se sont approchés de la certitude, là où l’on ne peut que s’en approcher, ce sont là « ceux qui sont arrivés dans l’intérieur de la demeure auprès du souverain. » » Moïse Maïmonide, Guide des égarés, III, 51, p. 433-435.
Remarque La parabole du palais, présentée au chapitre III, 51 du Guide des égarés comme une « conclusion », contracte dans une image littéraire la pratique du culte « véritable », c’est-à-dire rationnel pour Maïmonide. Cette image suit une gradation ascendante, de l’idolâtrie « naïve » au « culte suprême », celui du savant-prophète, qui correspond au degré de Moïse et des patriarches. Chaque type de croyant a une pratique particulière du culte. La croyance est la conception d’une idée, vraie ou fausse ; le culte en est la mise en pratique, en prenant pour guide de conduite soit ses passions, soit la tradition dans laquelle on a été élevé. La Loi ou la Torah est l’expression d’une raison universelle dont les passions représentent le rapport le plus éloigné, la tradition le rapport extérieur et la raison humaine l’expression la plus haute lorsqu’elle s’exerce en adéquation avec la raison universelle.