7 Juin 2015
source : http://www.scienceshumaines.com/la-metaphysique-des-mangas_fr_32005.html
Les bandes dessinées japonaises et leurs adaptations cinématographiques s’inspirent largement de religions et de philosophies méconnues en Occident, comme le shintoïsme et le bushido.
Le « Walt Disney japonais » prend sa retraite. Hayao Miyazaki a annoncé que son nouveau long-métrage – Le vent se lève, sortie en 2014 – serait aussi le dernier. À l’instar du dessinateur hollywoodien, il aura su donner du sens et de la profondeur à un genre souvent jugé infantile. Car, non, ça n’est pas que de la bande dessinée basse de plafond : c’est aussi du cinéma, du dessin animé ; et sur le papier comme à l’écran, il y a des chefs-d’œuvre. Il suffit d’ailleurs de lire le synopsis du Vent se lève pour balayer quelques clichés. Le scénario s’inspire de la vie d’un personnage historique : Jiro Horikoshi, un ingénieur connu pour avoir créé les avions de guerre de l’armée japonaise dans les années 1930. En toile de fond, la marche du Japon vers la Seconde Guerre mondiale se traduira in fine par le bombardement nucléaire de Hiroshima et Nagasaki. La politique de modernisation du Japon, initiée sous l’ère Meiji (1868-1912) et la guerre technologique qui s’ensuivit est également en ligne de mire. « Les mégalopoles tentaculaires, la dévoration du corps par la cybernétique, la pollution des sols, des eaux et des airs sont pour Miyazaki une course à l’abîme », analyse l’historien de l’art Pierre Pigot, auteur d’Apocalypse manga (2013). C’est à ce titre que l’avion, objet de fascination pour l’ascension spirituelle pouvant se retourner en machine de mort, prend tout son sens dans Le vent se lève.
« Miyazaki affronte directement les étapes menant à ce qu’il considère comme un point de non-retour, poursuit P. Pigot, celui où la folie destructrice des hommes atteint un tel niveau que les dieux shintô ne peuvent plus constater la descente aux enfers qu’avec indifférence. » Les catastrophes technologiques ou naturelles apparaissent comme l’ultime conséquence d’une brisure entre le monde des hommes et celui de divinités traditionnelles japonaises.
Ces esprits appelés kamis résident en toute chose, selon le shintoïsme : les êtres vivants, mais aussi les objets inanimés et tous les phénomènes de l’univers. Ils peuplent également les films de Miyazaki – et d’ailleurs bien d’autres mangas (encadré) – : ce sont les sorcières et les dragons dans Le Voyage de Chihiro (Miyazaki, 2001), les tanukis et les renards anthropomorphes dans Pompoko (Isao Takahata, 1994), les esprits de la forêt dans Princesse Mononoké (Miyazaki, 1997), etc. « Depuis les temps anciens, renchérit Motohisa Yamakage dans Shintô. Sagesse et pratique (2012), le peuple japonais a toujours, dans sa vie quotidienne et sans recourir à une philosophie complexe, révéré la nature comme un don des kamis (…), les gens sentaient que les kamis résidaient dans les belles montagnes et les rivières. » Les sociétés dépeintes par Miyazaki, elles, ont au contraire tendance à occulter ou à détruire cette dimension spirituelle de l’univers, engendrant notamment le péril écologique.
Seuls les héros de Miyazaki s’efforcent de rétablir des ponts entre les deux mondes. En apprenant à discerner les esprits qui résident en chaque être, à entrer en relation avec eux et à les respecter, ils prennent conscience du kami qui réside en eux-mêmes et s’accomplissent en tant que personnes. Cette mythologie se retrouve en filigrane dans bien d’autres mangas, notamment ceux destinés aux adolescents en quête d’identité. Dans Dragon Ball, Naruto et One Piece – les trois titres les plus vendus au monde –, les personnages partent en quête d’un but bien précis, qu’ils perdent peu à peu de vue au profit d’une illumination intérieure. Selon l’historien Jean-Marie Bouissou, auteur de Manga. Histoire et univers de la bande dessinée japonaise (2010), un tel accomplissement de soi revient parfois à « suivre sa voie ». Les personnages choisissent leur destin et s’y tiennent, quelles qu’en soient les conséquences. À la fin des années 1980, la crise a notamment fait la fortune du héros mû par le junjô. « Ce terme désigne un esprit naïf et sincère, qui se jette d’instinct dans le combat pour la justice, avec un grand cœur “typiquement japonais” et une énergie brute que ne brident ni calculs ni souci des convenances. » On décrirait difficilement mieux les trois plus célèbres héros de shōnen – des titres pour adolescents – : Sangoku, Naruto et Monkey D. Luffy.
« Même tuer ne saurait être interdit a priori pour qui suit sa voie avec sincérité », observe Jean-Marie Bouissou – une éthique qui s’inspire du bushido et de la culture samouraï. Friedrich Nietzsche résumait une idée similaire lorsqu’il écrivait : « Choisis un maître, peu importe lequel, et obéis longtemps. » Le shintoïsme est également loin de défendre une conception manichéenne de la morale. « Dans ce que le judéo-christianisme définit comme le “mal”, estime Jean-Marie Bouissou, les Japonais ne voient que l’une des deux faces de la réalité, la part d’ombre présente en chacun de nous. » M. Yamakage compare en ce sens le « bien » à une ligne droite : « Elle n’a pas besoin d’être strictement droite, mais elle doit aller résolument de l’avant, d’une manière positive qui suggère la croissance organique, la clarté et l’honnêteté. »
Néanmoins, beaucoup de mangas privilégient des scénarios conformistes pour séduire un large public et satisfaire des critères commerciaux : les personnages masculins rêvent d’être sacrés dans un sport ou un art – souvent martial –, les filles de réussir dans la mode, le mannequinat ou la chanson, etc. Il est à la fois difficile de réunir tous ces archétypes sous une même enseigne, et difficile de ne pas pressentir une unité de style. Les milliers de mangas édités chaque année sont à l’image du shintoïsme tel que le décrivait l’orientaliste Jean Herbert, l’un des premiers chercheurs français à avoir travaillé sur cette religion : « J’ai rencontré plus d’un millier de prêtres shintô et de shintoïstes, et aucun ne m’a dit la même chose », et pourtant, « quand je relie entre elles les paroles de tous, je vois émerger une philosophie et un ensemble de principes. » Comme le résume un adage shintô : l’un est multiple, et le multiple est un.
Pierre Pigot, Apocalypse Manga, Puf, 2013. Motohisa Yamakage, Shintô. Sagesse et pratique, Sully, 2012. Jean-Marie Bouissou, Manga. Histoire et univers de la bande dessinée japonaise, Philippe Picquier, 2010.
Les hommes côtoient des animaux qui parlent, des vampires s’intègrent à la société de consommation, les robots sont bourrés de sentiment et d’émotion… L’entremêlement du réalisme et du fantastique est constant dans le manga. « Au Japon, où les kamis (esprits) du shintô investissent sans façon, depuis toujours, pierres, arbres, mais aussi miroirs et autres objets artificiels, le “techno-animisme” n’a rien que de très naturel », remarque à cet égard l’historien Jean-Marie Bouissou, spécialiste du manga. Chaque chose ayant un esprit, la séparation des ordres spirituel et temporel est moins marquée que dans la culture européenne ; les auteurs de mangas se sentent spontanément plus libres d’imaginer des créatures surnaturelles ou hybrides. C’est ce qui a nourri la mauvaise réputation du manga en Occident, estime J.‑M. Bouissou, comme les accusations d’« absurdité ». Mais c’est aussi ce qui a contribué à leur succès, les adolescents de tous pays ayant besoin de réenchanter le monde. « Le technoanimisme y pourvoit à sa manière, en disséminant les esprits divins dans toutes les catégories d’où la pensée moderne et classificatrice les avait chassés. »