7 Juin 2015
Texte intégral en libre accès
1Après un premier ouvrage consacré aux mangas qui n’avait pas franchement convaincu, malgré d’intéressantes informations sur les logiques d’importation en France, Jérôme Schmidt revient avec un second livre sur le sujet : Les mondes manga. Collaborant, cette fois-ci, avec le réalisateur et photographe Hervé Martin Delpierre, l’auteur s’attache au manga en présentant des mangaka, des séries emblématiques et certains lieux phares de cette culture. Le tout est visuellement agencé dans une maquette agréable à l’œil qui conjugue habillement texte écrit, reproductions de planches et photographies : « Aujourd’hui le manga ne fait plus vraiment peur et les lecteurs occidentaux se sont débarrassés de leur a priori négatif en découvrant l’étendue et la diversité de la production : mangas d’auteurs à visée philosophique, shonens de combats ou d’initiation, œuvres historiques, journaux intimes, contes gothiques ou romantiques, livres de cuisine en images, récits sportifs, méthode de marketing pour businessman, etc. Le monde manga est riche et derrière cette appellation, se cachent des styles extrêmement variés et, souvent, diamétralement opposés. En allant rencontrer au Japon les auteurs les plus représentatifs et les plus grandes maisons d’éditions – qui ont accepté de nous ouvrir les portes de leur atelier – nous vous invitons à découvrir plus précisément ce mouvement culturel et à mieux comprendre les passions qui animent ses acteurs et ses millions de lecteurs » (p. 7).
2Pour amorcer cette approche, non exhaustive, construite autour d’un choix d’éléments choisis parmi ceux qui sont les plus significatifs de cet univers de la BD nippone, Jérôme Schmidt et Hervé Martin Delpierre ont opté pour une présentation de certains grands noms via une rétrospective du parcours de chacun et de leurs méthodes de travail ainsi qu’une bibliographie sélective. Ainsi, outre Osamu Tezuka – l’incontournable père du manga moderne –, Yoshihiro Tatsumi – inventeur du gekiga – et l’atypique Riyoko Ikeda – ayant rapidement arrêté sa carrière malgré les succès répétés –, les auteurs dressent les portraits de sept autres mangaka, connus des lecteurs et reconnus par leurs pairs, portraits servant aussi à souligner la pluralité de thèmes, de genres et le traitement de ceux-ci dans l’édition du manga. On (re)découvre alors « l’héritier de Tezuka » (p. 16), Naoki Urasawa, surnommé de la sorte en raison de son agencement séquentiel et scénaristique assimilé par le lectorat grâce à des séries comme Master Keaton, Monster et 20th Century Boys. Est également donnée l’occasion de mieux cerner le renouveau graphique du shonen de combat, insufflé par Hiroyuki Takei avec des titres dont Shaman King. Ici, la dimension politique du manga est incarnée par Kaiji Kawaguchi qui, avec ses fictions historiques comme Eagle et Zipang, propose une réflexion sur les fondements géopolitiques du xxe siècle et ce, non sans risque de se faire injustement taxer de révisionniste. Le sport, sujet très répandu dans le shonen, n’est pas oublié avec Takehiko Inoue, auteur de la saga sur le basket-ball Slam Dunk, ayant commencé Real, une nouvelle série « qui reprend les terrains de basket, mais cette foi-ci dans le camp des joueurs handisport » (p. 42).
3Enfin, le lecteur sera tout particulièrement intéressé par Jirô Taniguchi, Frédéric Boilet et Junko Mizuno dont les portraits interpellent, tant ils mettent finement en avant des œuvres attestant d’une conception artistique qui brise les schémas de production en vigueur. En effet, aucun d’entre eux ne se soumet au principe de prépublication contraignant à fournir une centaine de pages par mois, mécanisme éditorial difficilement contournable. Pourtant, en refusant le noir et blanc pour des créations qui mêlent horreur, shojo, parodie et satire, Junko Mizuno a adopté un rythme européen tout comme Jirô Taniguchi « mis en marge de l’édition japonaise » du fait de « sa méthode de travail et sa lenteur » (p. 35). Une particularité qui ne l’empêche pas pour autant de bénéficier d’une grande notoriété en Europe, et dont les œuvres ont pu être importées en France grâce à l’intervention de Frédéric Boilet, l’unique mangaka français originaire d’Épinal, qui prône l’expansion du manga d’auteur. Aussi celui-ci profite-t-il de sa rencontre avec Jérôme Schmidt et Hervé Martin Delpierre pour réitérer sa foi dans « la » manga, c’est-à-dire « “une bande dessinée japonaise d’auteur, adulte et universelle, en opposition à la production industrielle du manga” » (p. 50). D’ailleurs, cet engagement est explicité par les auteurs de l’ouvrage : « Ce japonais d’adoption à […] signé en 2001 un “Manifeste de la nouvelle manga”, où il tente de clarifier la position de certains mangakas dans la production nippone. Cet esthète affirme alors sa volonté de créer un lien entre les bandes dessinées européennes et les mangas d’auteur : “La nouvelle manga serait l’expression de cette connivence, le prolongement franco-japonais de la BD d’auteur française et de la manga (la BD d’auteur japonaise)… Une initiative d’auteur (par opposition aux initiatives d’éditeur ou de librairie d’import, débouchant immanquablement sur des traductions – ou des importations – du tout-venant et des séries à succès) dont le but serait, en créant un pont entre les deux genres, de présenter aux lecteurs des deux pays ce que bandes dessinées et mangas ont de meilleur et non pas seulement de vendeur. Ceci dans le registre universel du quotidien autobiographique, documentaire ou fictionnel” » (p. 50).
4Après cette galerie de mangaka, Les mondes manga revient sur certains titres représentatifs – à divers niveaux – de l’histoire du manga comme Astro Boy, Dragon Ball, Naruto, Doraemon, Shin Chan, GTO ou bien encore Detective Conan. Et surtout, il ouvre les portes de lieux marqués par l’empreinte du manga et généralement méconnus du public occidental. Illustrée par les photographies d’Hervé Martin Delpierre, cette visite guidée conduit le lecteur de l’atelier de Kaiji Kawaguchi, décrivant la synergie régnant entre ses assistants et lui-même afin de respecter les délais de livraison, au réseau des librairies Mandarake, « véritable institution de la culture manga » (p. 98), pour finir dans un mangakissa, un café-bibliothèque ouvert 24h/24 proposant à consultation des milliers de mangas. Le client peut même y prendre une douche et y acheter des vêtements propres, avant de retourner au travail après une nuit blanche passée à lire. À noter que la lecture est également très présente dans le métro : « Le fait que les mangas soient publiés, au Japon, sous la forme de magazines de prépublication a considérablement influencé depuis plusieurs décennies les habitudes de lecture de la population. Vendus chaque semaine dans les gares et les stations de métro, pour un prix dérisoire, ces magazines sont l’équivalent des journaux européens : on achète son magazine le jour de sa parution, on s’installe dans un wagon pour le lire, puis si le trajet a été suffisamment long et que l’on a fini de dévorer ses séries préférées, on l’abandonne sur un porte-bagages du compartiment, afin d’en faire profiter un moins fortuné que soi » (p. 148).
5Aussi le lecteur est-il immergé dans l’univers des cosplayers, ces jeunes se travestissant pour ressembler à leur personnage favori. Il se désaltère au bar LBSD au sein duquel le personnel arbore le costume des personnages des séries populaires, puis il se rend au parc d’Harajaku, le lieu de ralliement dominical de tous les cosplayers, avant d’être immergé dans la foule du Comicket, cette manifestation accueillant des milliers d’entre eux et des apprentis mangaka. Cependant, malgré une fréquentation qui ne désemplit pas, les maisons d’édition ont peu à peu déserté les Comicket : « Au fil des années, les grandes maisons d’édition japonaises ont assimilé cet événement au phénomène “Otaku”. Elles ont fini par le rejeter considérant qu’il donnait une mauvaise image de la culture manga, une image trop caricaturale et trop primaire. Leur second reproche est qu’elles ne maîtrisent pas le contenu des mangas amateurs qui y circulent, et qui sont le plus souvent des parodies sexuelles des aventures des grandes séries populaires » (p. 162). Des lieux plus solennels sont également présentés tel le temple de Kozanki où fut dessiné le premier manga de l’histoire par le bonze Myoe. Par ailleurs, les auteurs mentionnent le musée Kawasaki, entièrement consacré aux mangas, et précisent que des dizaines d’expositions itinérantes sont organisées chaque année.
6En somme, Jérôme Schmidt et Hervé Martin Delpierre font voyager le lecteur dans un monde pluriel qui va de la création aux univers créés et/ou représentés dans les productions, en passant par des zones symboliques, plus ou moins culturelles, établies ou réappropriées par l’engouement suscité par ces parutions. Pour autant, les auteurs de l’ouvrage restent en surface de l’objet, ne présentant que les grandes lignes de chaque sujet. De plus, le livre est insuffisamment structuré dans sa deuxième partie, obligeant le lecteur à jongler entre les séries et les lieux traités, c’est-à-dire un patchwork difficile à cerner puisque la conclusion générale fait défaut. Pour finir, même si l’on accepte cette non-exhaustivité, revendiquée par ailleurs, le choix des titres n’étant pas justifié, le lecteur reste dubitatif quant à l’absence de certaines séries. Toutefois, Les mondes manga demeure un ouvrage agréable à lire et les chapitres portant sur les lieux méritent qu’on s’y arrête, tant cet aspect fut rarement approché.
Jonathan Haudot, « Jérôme Schmidt, Hervé Martin Delpierre, Les mondes manga », Questions de communication [En ligne], 9 | 2006, mis en ligne le , consulté le 07 juin 2015. URL : http://questionsdecommunication.revues.org/7975
CREM, université Paul Verlaine-Metz