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PHILOSOPHIE. Penser l'ailleurs

Variations philosophiques autour du concept d'universel

Al Fârâbî

Al Fârâbî

 

  • Al-Fârâbî (1) : Les fondements d’une philosophie politique - 18/12/13

    Al-Fârâbî nait en 872 et meurt à Damas, en 950. Il est l’une des grandes figures de la philosophie médiévale, et a été surnommé le « Second maître » par Ibn Rushd (Averroès), le premier n’étant autre qu’Aristote.

  • Al-Fârâbî (2) : Faire renaître la philosophie - 23/12/13

    Fârâbî était un penseur synthétique et systématique, dont le système est le point de départ de tous les grands problèmes philosophiques du monde islamique après lui. Après sa mort, sa philosophie n’a pas eu une influence immédiate, et c’est à Avicenne que l’on doit une redécouverte et une réhabilitation de l’œuvre de celui qui sera surnommé le « second maître » (après Aristote).

    • Biographie et bibliographie Les Cahiers de l’Islam

    • ‘Abū Naṣr al-Fārābī : L’Harmonie entre les opinions de Platon et d’Aristote d’al-Fârâbî. Mode feuilletage

    • De l’obtention du bonheur Présentation

    • Études sur al-Fârâbî

    • Al-Fârâbî, Philosopher à Bagdad au Xe siècle, présentation et dossier par Ali Benmakhlouf, Traductions par Stéphane Diebler, glossaire par Pauline Koetsch, bilingue arabe-français, Seuil, coll. « Essais/Points », 2007.

    • Philosophy and Exegesis in al-Fârâbî, Averroes, and Maimonides de Carlos Fraenkel, dans M. Achard et F. Renaud (éds.), Le commentaire philosophique (I), Laval théologique et philosophique, 64.1, 2008, p. 105-125.

    • Leo Strauss, Le Platon de Fârâbî, Traduit de l’anglais et annoté par Olivier Sedeyn, Paris, éd. Alia, 2007.

    • La Théorie de l’image chez Al-Farabi de Fredj Bergaoui, éd.Anrt, 1988, 788 pages.

    • Farabi et l’école d’Alexandrie, des prémisses de la connaissance à la philosophie politique de Philippe Vallat, Vrin, 2004, texte partiellement en ligne books.google.fr

    Liens externes :

    • Retour rapide vers l'accueilQu’est-ce que la philosophie arabe ?

      Philippe VALLAT, Pensionnaire scientifique à l’IFPO Damas

      Philippe Vallat propose une brève introduction à deux questions qui se posent aussi bien aux spécialistes qu’aux étudiants : « Qu’est-ce que la philosophie arabe et comment l’étudier ?

      On s’est proposé de jeter les bases d’une réflexion de fond sur ce que serait une étude de la philosophie arabe entendue comme phénomène culturel interne à la civilisation islamique – ce que d’aucuns appellent une « sociologie de la philosophie ». Cependant, dans le prolongement des travaux de Pierre Hadot sur la philosophie antique et en amont des travaux des médiévistes qui étudient la place des Artiens dans la société médiévale latine, il s’agit également de se demander à quelles conditions il est possible d’étudier la philosophie arabe à la fois comme une pratique personnelle et comme une discipline rationnelle indépendante de tout donné révélé. Cet article se veut donc une brève introduction à deux questions qui se posent aussi bien aux spécialistes qu’aux étudiants : « Qu’est-ce que la philosophie arabe et comment l’étudier ?Lire l’article [PDF – 390 Ko]

    • Fârâbî et l’immortalité de l’âme source : La clé des langues ENS Lyon

      Yosra Garmi

    • Introduction L’âme selon FârâbîL’intellectionL’homme selon FârâbîConclusionNotes

    • al-Fârâbî Abû Nasr, Le livre du régime politique, introduction, traduction et commentaires de Philippe Vallat, Collection ‘Sagesses Médiévales’, ParisLes Belles Lettres, 2012, 268 p. par Gabriel Martinez-Gros

    Texte intégral PDF

    1Philippe Vallat traduit, annote et commente l’un des derniers textes du philosophe arabe du xe siècle al-Fārābī, et sans doute le livre le plus important pour la compréhension de sa vision politique et religieuse. Une vision radicale : selon Philippe Vallat, Fārābī place l’islam, comme toutes les religions de la prophétie, parmi les impostures de ce monde. Pour cette raison même, le commentateur refuse l’épithète « islamique » ou l’association de termes ‘philosophie islamique’ pour désigner ou pour classer cette pensée. Fārābī à ses yeux fait clairement le choix de la philosophie, c’est-à-dire d’Aristote commenté par les néo-platoniciens de la fin de l’Antiquité, contre les ‘absurdités’ des religions monothéistes – peut-être moins accentuées dans le cas du christianisme, dont l’Esprit se rapproche de l’Intellect Agent aristotélicien, que de l’Islam. Dans tous les cas, selon Fārābī tel que le lit Philippe Vallat, la philosophie est historiquement et logiquement antérieure aux religions et leur a donné son appareil conceptuel. Elle est, comme l’esprit humain et comme le monde selon les philosophes, éternelle (note 66, p. 25). Pour Fārābī, la jāhiliyya, c’est l’ignorance de la philosophie, qui prend la place du Coran comme « critère et repère de l’avènement de la vérité » (note 571, p 181). En écho aux conceptions qu’on retrouve chez Ibn Rushd/Averroès – en fait dans le courant philosophique arabe en général –, la religion est le fait de la ‘āmma, de la plèbe, attachée aux valeurs de la domination et de la possession que le Prophète de l’islam a largement illustrées, par son souci du butin et de l’hégémonie matérielle (p. 194-220).

    2Pour l’essentiel de la remise en cause des dogmes des monothéismes, on est frappé par la continuité de la démonstration, depuis Fārābī jusqu’aux maîtres des Arts de la crise averroïste de l’Université de Paris au xiiie siècle : le monde est éternel – parce qu’il est impossible de concevoir que la création d’une Cause Première éternelle ne le soit pas ; la cause Première ne peut penser les particuliers – et donc les contingences de l’histoire – parce que, parfaite, elle ne peut penser que le parfait ; donc la prophétie, inscription du divin dans une histoire particulière, est impossible. L’âme est naturellement mortelle – et la plupart des hommes meurent corps et âme ; mais elle est potentiellement immortelle pour le philosophe qui a construit la « Cité vertueuse ». La « politique » – la construction de la cité – est donc affaire de vie ou de mort de l’âme. Que chacun participe dans la mesure de son possible à la connaissance philosophique, voilà le salut (note 170, p. 56), potentialité de salut qu’offre à l’homme sa perfection naturelle (p. 99-100). Fārābī est ainsi hostile à toute forme de déterminisme (note 442, p. 134) : le salut est un travail philosophique, une découverte ascétique du monde. En résumé, le philosophe appelle de ses vœux une sorte de confrérie des bâtisseurs potentiels de la Cité Vertueuse, qu’il convoque à mots couverts, à la fois parce que le propos est socialement dangereux, mais aussi parce qu’il permet de dégager le petit nombre de ceux qui comprennent. Philippe Vallat réfute ainsi avec une grande fermeté le commentaire de Miskawayh – ou repris par Miskawayh – qui s’efforce de « faire rentrer Fārābī dans le rang des penseurs médiocres et serviles » (note 640, p. 200).

    3Fārābī enfin est confronté aux éventuelles contradictions entre la doctrine aristotélicienne, qu’il suit largement, et les données de la science de son temps, grecque ou arabe. Ainsi Fārābī se garde de dénombrer les Intellects, supposés de même nombre que les corps ou les sphères célestes – soit neuf selon l’Almageste de Ptolémée – le Premier Ciel, la sphère des étoiles fixes, et les sept planètes – tandis qu’Aristote reconnaît plusieurs dizaines d’intellects. Le monde céleste s’oppose bien au monde sublunaire en ce qu’il ne relève pas de la matière, ni donc de la contradiction, et de la corruption (note 290, p. 91). Comme chez Platon, la vision est immanente à l’œil, qui projette sa lumière sur les objets (note 379, p. 114). Enfin, Fārābī s’oppose au « scepticisme général » des mutazilites (p. 228 et note 725).

    4Au total, Philippe Vallat fait une lecture très originale de l’œuvre de Fārābī, et probablement de toute la philosophie arabe, dont il souligne la fidélité à l’héritage grec et l’opposition radicale aux dogmes musulmans. Les destinées de cette philosophie, sa persécution dans le monde islamique, le violent conflit qu’elle soulève dans l’Université parisienne du xiiie siècle viennent à l’appui d’une thèse en franche rupture avec le consensus mou qui prévaut le plus souvent sur ces points.

    Référence électronique   : Gabriel Martinez-Gros, « al-Fârâbî Abû Nasr, Le livre du régime politique, introduction, traduction et commentaires de Philippe Vallat, Collection ‘Sagesses Médiévales’, Paris, Les Belles Lettres, 2012, 268 p. », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 136 | novembre 2014, mis en ligne le 01 décembre 2014,  URL : http://remmm.revues.org/8443

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    Thématiques :

    – le rapport politique et religion à partir d’une lecture de Maïmonide, élève de Farabi : Léo Strauss et Maïmonide in «Leo Strauss : l’impensé des Modernes et les Lumières de Maïmonide», publié dans Les Lumières médiévales collectif sous la direction de Géraldine Roux,ed. Van Dieren, 2008, p. 177-201

    Recensions  ( sites ): Les clefs du Moyen-Orient

    La philosophie islamique ou la généalogie de la raison

 

Farabi 

 

 
La découverte du Second Maître Farabi et la métaphore
Le Second Maître

À l’apogée culturel de la civilisation arabe, sous les Abbassides, la philosophie s’est réveillée sous les traits de Abu Nasr al-Farabi, plus communément appelé al-Farabi, ou Farabi, et connu également sous le surnom de « Second Maître » après Aristote. Comme il n’est pas toujours évident de savoir en quoi les Arabes distinguaient bien Platon et Aristote, et que Farabi lui-même écrit un livre affirmant qu’il ne faut pas les distinguer, on dira qu’il est le second maître après Platon ou la philosophie antique, ou encore le deuxième fondateur. L’habitude historienne de placer avant lui, comme premier philosophe arabe, al-Kindi, est sans doute assez fallacieuse, du fait que Kindi est encore à la fois un théologien, un traducteur en même temps qu’un philosophe, et qu’il est par rapport à la philosophie grecque dans l’attitude de quelqu’un qui l’accueille de l’extérieur et tente de s’en faire une image compréhensible. Farabi n’est qu’un philosophe, et son appropriation de la philosophie antique grecque nous semble telle que son surnom dit bien qu’il s’agit ici d’une refondation. Or, cette refondation n’est pas à notre sens étrangère au concept de métaphore tel qu’on peut le comprendre à partir de la philosophie et de la situation de la poésie chez Platon. Si la métaphore est l’expérience du passage d’une réalité d’une dimension à une autre, il nous semble que Platon rejette la poésie précisément dans sa dimension métaphorique, et que son adversaire principal est la poésie en tant que métaphorique. On pourrait dire que, pour le poète, la beauté EST la belle femme ou la belle marmite, c’est-à-dire que la chose particulière, ici la femme ou la marmite, est le concept auquel Platon prétend qu’elle ne fait que participer, mais qu’elle ne saurait ÊTRE. Or, devant la belle femme, emporté par l’émotion, le poète s’exclame justement : « Beauté ! » ; sans prédication, sans participation, l’être qui prédique ou fait participer est vécu comme lien direct, comme transposition, comme métaphore, comme passage du particulier dans la dimension de l’universel (c’est du moins l’interprétation de Platon), comme une sorte de prédication directement vécue, existentielle, non extériorisée, non objectivée (on dira plus tard « idolâtrie »), en tant que puissance de la chose. La métaphore selon laquelle le lion est le courage fonctionne selon ce principe poétique d’une prédication existentielle.

Métaphore et différence ontologique

Or, Platon introduit précisément, sous le nom de la philosophie, le principe d’une différence entre être et étant qui prend la forme d’une différence entre l’idée et la chose : il y d’un côté la chose singulière, de ce monde, et de l’autre, l’idée de la chaise, universelle et idéale. L’invention de Platon, la philosophie au sens de cette différence bien spécifique, a pour principale cible ou se justifie avant tout contre tout discours qui se fonde sur la confusion de l’universel et du particulier, qui fait entre les deux une métaphore, un transport. Il s’agit, bien entendu, de la poésie, l’ennemi mortel de Platon, qui n’entre pas avec elle dans un débat, car il fonde sa discipline sur son exclusion. Or, la poésie est loin d’ignorer cette différence, au contraire : elle la vit comme transport, c’est-à-dire d’un côté, dans l’objet, comme métaphore, et de l’autre, dans le sujet, comme extase, et comme extase divine. Évidemment, la différence platonicienne n’est pas fondée, elle tient dans le vide – d’où vient l’universel, l’idée ? Le sentiment religieux sera annexé lui aussi pour fonder la différence : Dieu n’est plus le vécu de la métaphore, mais le fondement de l’universel comme Un-Bien. On pourrait dire que la différence poétique est encore moins fondée ; or il s’agit plutôt de dire qu’elle n’a pas besoin de fondation, car elle se manifeste, elle est vécue, elle s’apporte elle-même dans l’évidence. Le besoin de fondation est post-poétique. Aristote ne fait que consommer ce divorce en annexant tranquillement la poésie au système des disciplines philosophiques, c’est-à-dire en éloignant la dimension polémique, toujours trop révélatrice, et situant la poésie, de manière pacifique, à l’intérieur de la différence entre l’universel et le particulier qui est le propre de la philosophie.

Une autre configuration : philosophie et culture arabes

La philosophie se fonde sur ce geste, et dans sa fondation ce geste s’oublie, de manière assez fatale dans la mesure où cette exclusion pèse et doit peser sur toute philosophie après Platon. Et elle a effectivement pesé, de tout son poids, de toute son efficace. Jusqu’à ce que vînt le Second Maître. On a l’habitude de penser qu’un de ses intérêts philosophiques consiste précisément dans le fait d’avoir intégré dans l’Organon d’Aristote, qui s’occupe des disciplines du discours qui ont rapport au vrai et au faux, la poésie, ou encore d’avoir fait un Organon long – c’est ainsi, par un fétichisme conceptualiste étrange, que les savants aiment baptiser les choses une fois qu’ils les ont expliquées. Or on peut ramener ce projet d’un « Organon long » à une spécificité arabe, en arguant par exemple de l’importance de la poésie dans la civilisation arabo-musulmane, mais surtout dans son paganisme et dans son rapport ambigu avec le Coran. Cela serait juste, mais philosophiquement réducteur dans la mesure où le fait d’invoquer une spécificité arabe équivaudrait à ne pas s’interroger sur, voire à exclure la perspective de la philosophie universelle. Or, nous maintenons qu’il s’agit bien d’une spécificité arabe, mais dont les conséquences sont à coup sûr immenses sur la philosophie, en tant que telles.

La métaphore entre universel et particulier : l’imagination

La notion de Père ou encore celle de Créateur sont liées à des perceptions, mais quand elles servent à désigner Dieu, elles sont des métaphores, et cela veut dire qu’au lieu de penser au principe premier, ou au premier moteur, nous pensons au père ou au créateur. La notion d’ange ou de Gabriel a un contenu singulier, mais quand elle sert à désigner l’esprit, elle est une métaphore. Dans les deux cas, il s’agit d’une réalité particulière transportée dans le domaine de l’universel, et cette réalité particulière en un sens est une erreur, dans la mesure ou « principe premier » est la vraie notion et « créateur » ou « père » une notion qui n’est pas vraie. Mais on peut dire aussi que la première est universelle tandis que la seconde n’est pas seulement particulière, elle est l’universel sous les traits du particulier, c’est-à-dire une métaphore, ou encore ce que Platon repoussait comme mélange indu. Car le propre de l’homme, ce pour la plupart des hommes, est de passer trop vite du particulier à l’universel, dit al-Farabi. Par conséquent, ces métaphores poétiques sont essentielles pour faire comprendre à ceux qui ont ce défaut, et à la faculté qui domine en eux, c’est-à-dire l’imagination, ce que sont les concepts universels et idéaux de la philosophie. La poésie ou la métaphore est essentielle, car elle permet de faire participer l’ensemble des gens de la cité à la vérité philosophique, sur un mode qui n’est pas philosophique. La réhabilitation de la poésie se fait donc, contre Platon, avec un but éminemment platonicien, mais pour lequel Platon avait échoué, la cité heureuse et vertueuse. Car le bonheur de la cité tient aussi et surtout aux opinions de ses habitants, or ces opinions ne peuvent relever de la philosophie que par le biais de ces métaphores, et par conséquent toute la cité peut être rattachée dans ses opinions à la vérité si on introduit ses métaphores dans l’enseignement. Il s’agit de la religion ou de la prophétie : en elles, le philosophe, qui se cache derrière le prophète, fait descendre l’universel dans le particulier pour que les habitants puissent accéder à l’universel à travers le particulier.

Les trois éducations

Depuis Platon, deux modèles d’éducation s’opposaient : le poétique, aristocratique, homérique, et le philosophique, scientifique, le premier étant lié à l’exemple et à la personne, le second au contact avec l’universel et l’idée. Farabi instaure un troisième moment dans cette histoire de l’éducation philosophique : le moment prophétique et politique, au sens où la religion contient à la fois une éducation par l’exemple et des thèses sur le monde. En ajointant les ennemis mortels de Platon, Farabi crée un nouveau rapport de l’homme à la vérité. En un certain sens, il n’oublie pas le particulier sans retomber dans la poésie : car Platon devait donner naissance à deux types de négation du particulier où la philosophie s’est abîmée, soit la négation théologique (philosophia ancilla theologiae) dans laquelle le singulier disparaît au profit de Dieu, soit la négation scientifique (philosophia ancilla scientiae), dans laquelle, sous la forme de la technique, la science comme vérité fait disparaître le singulier. Pour Farabi, le rattachement de la poésie à la philosophie débouche précisément sur le souci du particulier du point de vue de l’universel – le particulier prenant ici la forme de la communauté humaine heureuse sur terre, ou encore la philosophie gagnée par la métaphore devenant politique prophétique. Platon et Aristote ont déjà dit l’universel, et plutôt que de se l’aliéner dans la théologie ou la science, il faut se garder ce mouvement d’aliénation en transformant la philosophie achevée des Anciens en enseignement, en éducation, en traduction métaphorique et politique.

Le sage musicien ou l’invention du politique

Comment figurer ce souci du particulier depuis l’universel ? Deux anecdotes l’évoquent, anecdotes mystérieuses qui apparentent l’émergence de Farabi à celle des présocratiques avec lesquels il a des points communs – la première, à son sujet, la seconde, qu’il raconte lui-même. Dans la première, Farabi est invité à la cour de Saïf ad-Dawla, son protecteur, et il critique tous les musiciens, éminents, de la cour. Saïf ad-Dawla, vexé, lui propose de jouer lui-même du luth. Farabi, grand joueur de luth – n’est-il pas étonnant qu’il soit un « Socrate musicien », ayant écrit un « Grand Livre de la musique » –, lui demande quelle tonalité il doit éveiller en eux. Chaque fois, il fait résonner en eux, à la perfection, la tonalité souhaitée. Puis, après un moment, il joue sans dire ce qu’il va éveiller, et la musique les endort tous, moment dont il profite pour s’éclipser en silence. La deuxième raconte l’histoire d’un sage recherché par le pouvoir, et qui ne peut sortir des hauts murs qu’en se faisant passer pour un ivrogne, et en disant au gardien lors du contrôle sourcilleux : « Je suis le fameux sage que vous cherchez ». Ainsi franchit-il indemne les portes de la ville. Dans les deux anecdotes, l’idée est la suivante : le philosophe, c’est-à-dire, depuis Platon, celui qui fait venir l’universel dans le particulier, ne pourra achever la philosophie, qui est déjà achevée au niveau théorique, que s’il comprend en même temps, et avec le côté mystérieux de la chose, comment pensent ceux qui mettent le particulier à la place de l’universel, ceux qui passent trop vite de l’un à l’autre, et le comprendre à tel point qu’à travers la poésie ou la métaphore, qui ne sont pas des mensonges mais précisément une traduction de l’universel dans le particulier du point de vue de celui qui traduit le particulier dans l’universel, il puisse, par une générosité qui reste dissimulée comme le vrai secret de la bonté prophétique, les tourner vers la vérité philosophique et ainsi réaliser, sous l’égide de la philosophie, mais en compagnie des non-philosophes qui ne sont plus repoussés, la cité heureuse et vertueuse. Dans les deux anecdotes, le philosophe passe l’épreuve de la foule, silencieusement, sans souci, sans mensonge, et il passe en ayant tourné la foule vers lui, en l’ayant gagnée à sa cause, et sans ruiner sa solitude. Le prophète cache le philosophe, et si le philosophe un jour, par chance, apparaît, il doit se cacher dans les vêtements du prophète, poétiquement, silencieusement, métaphoriquement.

 
Philippe Quesne, professeur de philosophie

source : http://www2.cndp.fr/lesScripts/bandeau/bandeau.asp?bas=http://www2.cndp.fr/mag/accueil.htm

 
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