Al-Husayn Mansûr Hallâj est né en 857, à Beïza, en Perse (aujourd’hui en Iran). Il naît dans une famille pauvre (son père travaille la laine, d’où le nom de al-Hallâj, « le cardeur de laine »), mais cela ne l’empêche pas de suivre des études assez poussées dans les sciences religieuses. Mais ces études le laissent insatisfait : il est attiré par une vie ascétique et souhaite prendre ses distances par rapport à l’enseignement traditionnel du Coran. D’où son entrée dans une confrérie soufie. Il effectue ensuite son pèlerinage à La Mecque et entame une carrière de prédicateur. Parcourant d’abord le Khôrassan, il s’installe ensuite avec sa famille à Bagdad. Il effectuera deux autres pèlerinages à La Mecque, et un long voyage jusqu’à l’Indus, voire peut-être même jusqu’aux frontières de la Chine, même s’il est difficile d’en être sûr. Vers 902, il commence à tenir des discours publics très hétérodoxes, qui le font suspecter d’hérésie – d’autant plus que sa famille a des accointances avec les milieux shiites extrémistes. Cela n’empêche pas d’ailleurs les shiites, alors très influents à Bagdad, de se méfier de Al Hallâj, dont on craint l’influence sur les foules. Une première fois dénoncé, par un poète qui avait fait partie de ses amis, il est ensuite accusé par le vizir Ibn al-Furât. Plusieurs de ses disciples sont arrêtés, mais al-Hallâj parvient à s’enfuir et se cache à Suse. Il est vite arrêté et ramené à Bagdad. On l’accuse notamment de comploter contre l’Etat, de s’être attribué des miracles, d’avoir organisé des réunions secrètes.
Commence alors un très long procès, on ne peut plus politique : en 913, Ibn Isâ, un vizir sensible à ses vues, le soustrait à l’autorité du cadi, le fait venir au palais, et le présente même au calife ; mais en 919, le vizir Hamâd fait rouvrir son procès. En 922, Al Hallâj est condamné à mort, le tribunal l’accusant notamment d’avoir voulu supprimer le pèlerinage à La Mecque (le hajj), un des piliers de l’islam. Il s’agit donc d’un crime d’hérésie (zandaqa, un terme d’origine persane qui désigne aussi le crime de celui qui conspire contre l’Etat [1]), car Al Hallâj va contre le texte coranique, expression de la parole de Dieu. Al Hallâj refuse plusieurs fois de renier ses propos, à l’image d’un Socrate refusant de fuir Athènes : il aurait même aspiré au martyre, si on en croit ce fragment de poésie rapporté par ses disciples : « c’est dans mon meurtre qu’est ma vie, ma mort, c’est de survivre, et ma vie, c’est de mourir ». Le 27 mars 922, il est supplicié en place publique : crucifié (un héritage que les Arabes ont repris aux Sassanides, qui l’avaient eux-mêmes empruntés aux Romains), ses membres sont tranchés puis il est décapité. Ses disciples rapportent qu’il aurait ri en voyant le gibet. Son corps sera brûlé et ses cendres jetées dans le fleuve, en même temps que ses œuvres. C’est le premier martyr de l’islam. Même après la mort, Al Hallâj n’échappe pas aux tribulations politiques, puisque la mère du calife, favorable à ses théories, récupère sa tête et la fait conserver au Trésor des Têtes du palais califal.
Dès l’âge de 16 ans, Al Hallâj s’engage dans une confrérie soufie et devient le disciple du maître Sahl al-Tustarî. Mais il est attiré par le rayonnement intellectuel et religieux de Bagdad, et il va y rejoindre le maître soufi al-Junayd. Cependant, tout les oppose : al-Junayd, âgé, défend un soufisme méthodique, rigoureux, contrôlé, qui doit amener le mystique à approfondir sa relation à Dieu en passant par plusieurs étapes spirituelles bien définies (maqâm), alors que le jeune Al Hallâj penche pour une approche émotive et intuitive. Junayd, lucide, lui aurait déclaré alors : « qui sait si un jour ta tête n’ornera pas un gibet ! ». A l’âge de 20 ans, il reçoit du grand maître soufi ’Amr ibn ’Uthman al-Makki la robe de laine, sûf, dont les soufis tirent leur nom. C’est à la même époque qu’il se marie (avec la fille d’un autre maître soufi, Abu Ya’qub al-Aqta’, ce qui est une pratique fréquente dans les milieux soufis), et il aura plusieurs enfants : le mysticisme musulman, à la différence de ce qui se fait dans l’Europe médiévale, ne se pense pas en coupure avec le monde. Al-Makki lui remet aussi la licence d’enseigner, le nommant cheikh.
Rappelons que le soufisme est en lui-même une démarche mystique, qui doit mener à une meilleure connaissance de Dieu : il s’agit de passer du sens extérieur, visible (zâhir), au sens intérieur, caché (bâtin), le tout dans un parcours spirituel de plus en plus codifié. Al Hallâj joue d’ailleurs un rôle important dans la fixation de la terminologie du soufisme : il impose par exemple la notion de dévoilement (kashf), liée à l’idée d’un Dieu pensé comme Lumière. Paradoxalement, Al Hallâj contribue donc à la normalisation du soufisme ; il faudra cependant attendre le XIème et XIIème siècle, avec Ibn Arabî, pour que le soufisme s’affirme comme la science religieuse par excellence. L’itinérance de Al Hallâj est là aussi emblématique : entre l’Indus et Bagdad, la Perse et La Mecque, la mobilité géographique est pensée comme complémentaire à la progression spirituelle. Dès la fin du Xème siècle se mettent en place des institutions destinées à l’accueil de voyageurs en général et de soufis en particulier : ce sont les khânqâh, maisons d’accueil dirigées par un cheikh, ou encore les ribât, établissements à la fois défensifs et hospitaliers dont les Almoravides tireront leur nom.
Toute sa vie, Al Hallâj sera attiré par l’austérité qui s’attache au soufisme : lors de son dernier séjour à La Mecque, il réside plus d’un an dans la Ville Sainte, dans des conditions d’extrême pauvreté. Le disciple est d’ailleurs appelé faqîr (au pluriel fuqarâ’), ce qui veut dire « pauvre ». Il s’agit pour lui de multiplier les retraites, à l’image de Muhammad lui-même, pour retrouver les vertus (khulûq) du Prophète. De même, son origine humble ne fut jamais un obstacle : loin de la renier, il sut au contraire en jouer, se présentant comme un « cardeur d’âmes ». Il fut lui-même un maître, perpétuellement entouré de disciples, les faisant progresser sur leur voie spirituelle (leur tariqât). Jusqu’au jour de sa mort, il enseigna et se posa comme modèle.
Même si ses œuvres sont brûlées à sa mort, ses disciples récupèrent ses écrits et ses poèmes, comme par exemple des sentences détachées (riwâyât), des oraisons poétiques (les shatahât), ou encore un traité théologique sur Satan (Tâwsîn al-Azal). Sa pensée survit ainsi à son supplice. Al Hallâj a construit une complexe pensée mystique, qui va profondément influencer ensuite les mystiques en général, les soufis en particulier, et Rûmî [2] surtout. Mêlant la prise rimée (sâj) et les vers, ses textes sont aussi des poèmes, souvent très beaux.
Pour Al Hallâj, le but ultime est d’atteindre Dieu, de se fondre en lui, de ne faire plus qu’un avec lui. Cette fusion ne doit pas passer par la contemplation (c’est ce que théorise Junayd) mais au contraire par l’extase. D’où l’importance l’amour : il faut s’enivrer de l’amour de Dieu, de l’amour pour Dieu. « Je suis devenu celui que j’aime, et celui que j’aime est devenu moi. Nous sommes deux esprits fondus en un seul corps ! » peut-il ainsi écrire. Au final, cela mène à un anéantissement du soi, tout entier absorbé dans l’Etre divin : c’est la fanâ’, la disparition de l’âme en Dieu. D’où le fameux « Ana el-Haqq », « Je suis la Vérité », de Al Hallâj, qui choqua tellement ses contemporains, car « le Vrai » (el-Haqq) est l’un des noms secrets de Dieu dans l’islam. Al Hallâj affirmait ainsi non seulement avoir atteint la Vérité, but ultime de toute la démarche mystique, mais aussi être devenu semblable à Dieu, ce qui suffisait pour passer de l’hétérodoxie à l’hérésie. De même pour les miracles : si l’islam reconnaît que de saints hommes peuvent, par la grâce divine, accomplir des miracles (karamât), les interventions divines (mu’djizât) sont réservées aux Prophètes, tel Moïse invoquant la colonne de feu pour le guider dans le désert ; or Al Hallâj revendiquait pour ses propres miracles le second terme, et non le premier, se posant donc comme un prophète plus que comme un saint, ce qui pose évidemment problème dans la mesure où Muhammad est présenté comme le « sceau des Prophètes », donc comme le dernier prophète. D’ailleurs, Al Hallâj fut adoré par ses disciples comme un Prophète, voire comme une incarnation divine : « tu es le Créateur, l’Eternel, l’Illuminateur » commence une lettre de l’un de ses élèves. Or le cœur de la foi musulmane est la croyance en un Dieu unique, qui n’a pas d’associé car il transcende en tout point ses créatures (c’est ce qu’on appelle le tawhid, le dogme de l’unicité divine). Même si Al Hallâj prit tout au long de sa vie position contre toute forme d’associationnisme (« loin de moi, loin de moi l’idée d’affirmer “deux” ! » écrit-il), il n’en reste pas moins que cette union mystique à Dieu, dans laquelle le croyant devenait lui-même Dieu, dans laquelle Dieu s’incarnait en sa créature au point que « le voir, c’est me voir, et me voir, c’est le voir », s’éloignait violemment de l’orthodoxie.
De plus, dans cette lecture avant tout mystique de la religion, Al Hallâj faisait passer au second plan les rites et les usages religieux – d’où sa volonté de supprimer le pèlerinage à La Mecque, ou plutôt de le remplacer par un « pèlerinage votif », c’est-à-dire en esprit. « J’ai abandonné aux gens leur religion et leurs usages pour me dédier à Ton amour, Toi ma religion et mon usage » écrit-il. Le culte pourrait être un obstacle pour celui qui cherche l’amour de Dieu, à l’image des richesses du monde, que le soufi doit mépriser : « mon esprit a banni tout amour, car seul le tien m’est autorisé ». Une position qui là encore ne pouvait que fortement déplaire tant aux oulémas qu’aux élites politiques, étroitement liées aux précédents. Mais ce refus du culte permet aussi à Al Hallâj de voir toutes les religions comme les facettes d’un même tout : « j’ai longuement réfléchi aux diverses religions en tâchant de les assimiler, puis je les ai ramenées à un seul fondement ayant maintes ramifications ». Il est possible que, lors de son séjour en Orient, Al Hallâj ait été influencé par le bouddhisme, qui l’aurait poussé à considérer que les formes extérieures de religiosité comptent moins que le parcours intérieur du vrai croyant. Même s’il est difficile d’en faire un artisan du dialogue interreligieux sans forcer sa pensée, cette position globalement universaliste a poussé Louis Massignon a faire une lecture christique de son supplice : crucifié pour avoir affirmé qu’il entretenait une relation spéciale à Dieu, défendant une religion faite d’amour et non de culte, pardonnant à ses bourreaux au moment de son trépas, Al Hallâj devient, pour le savant français, un nouveau Christ.
Al Hallâj est un homme de son temps, qui participe pleinement de la formalisation du soufisme, et qui sera d’ailleurs l’un de ses grands maîtres à penser. Mais, par sa condamnation, il participe aussi à la formation d’une orthodoxie qui se donne les moyens – intellectuels et judiciaires – de s’imposer face à des forces centrifuges toujours très fortes en terre d’islam. Homme de son temps, Al Hallâj touche à l’universel dans ses écrits mystiques, et on entend dans ses poèmes les échos du Cantique des Cantiques, de Maître Eckhart, de Thérèse d’Avila.
Bibliographie
L. Massignon, La passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, quatre volumes, 1975. Poèmes mystiques, traduction et édition par Sami-Ali, 1998.
[1] La conjonction entre hérésie et lèse-majesté n’est pas réservée à l’Orient musulman. Dans l’Occident médiéval, le rapprochement entre les deux notions participe puissamment de la construction de l’Etat moderne.
[2] Célèbre poète et mystique persan ayant vécu au XIIIème siècle.