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PHILOSOPHIE. Penser l'ailleurs

Variations philosophiques autour du concept d'universel

Texte de Barbara Cassin sur la traduction

La pluralité interprétative

Pratiques interprétatives et conflits d’interprétation

Relativité de la traduction et relativisme
Relativité de la traduction et relativisme
Barbara Cassin

Texte intégral

1Je partirai de mon cœur de métier : une phrase grecque, de celui que Platon appelle le « père Parménide », si importante qu’elle peut faire exemplum. Je voudrais montrer comment cette phrase est le produit d’une série d’opérations d’interprétation dont la traduction est – et n’est que – la pointe ultime. Le nom le plus adéquat pour cette série d’opérations est fixion, avec le x lacanien, pour souligner que le fait est une fabrication, le factum un fictum que l’on décide de fixer. Je montrerai alors comment la traduction, en l’occurrence celle de cette phrase de Parménide, viole régulièrement (c’est de règle, et c’est chaque fois) le principe de non-contradiction, dans la mesure où il lui faut rendre compte des équivoques et des homonymies. Je montrerai, enfin, comment cette violation revient, d’après Aristote lui-même lorsqu’il énonce le principe au livre Gamma de sa Métaphysique, à la position de Protagoras, c’est-à-dire à ce que l’on appelle « relativisme ». Je conclurai en explorant cette position relativiste à partir de son texte fondateur : je propose de la décrire comme un « comparatif dédié ». Ce sera ma manière de poser la question du rapport très complexe entre pluralité interprétative et vérité.

2Parménide (ve siècle avant J.C.) est le « premier à ». Il inspire «  respect et terreur», depuis Platon, dont je cite ici le Thééthète (183e), jusqu’à Heidegger, qui, au xxe siècle dit encore de son Poème :

  • 1 Martin Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. G. Kahn, Paris, Gallimard, 1967, p. 105 [ (...)

Ces quelques mots sont là dressés comme des statues grecques archaïques. Ce que nous possédons encore du poème didactique de Parménide tient en un mince cahier qui bien entendu réduit à rien les prétentions de bibliothèques entières d’ouvrages philosophiques, qui croient à la nécessité de leur existence. Celui qui connaît les dimensions d’un tel dire pensant doit, aujourd’hui, perdre toute envie d’écrire des livres1.

3Soit, mais comment un fragment de Parménide arrive-t-il jusqu’à nous ?

1. Éditeurs, citateurs, copistes : le trafic de la lettre

4Il y va d’une série d’opérations qui relève du trafic de la lettre — « la forme moderne du fantastique, c’est l’érudition », dit Borges. Un fragment est le résultat d’une cascade d’arborescences visant toutes à produire de l’Un. Le « texte authentique » est en effet traditionnellement fabriqué à partir d’une multiplicité de sources, qui citent ou peuvent citer chacune une multiplicité de fois le fragment, à partir d’une multiplicité de manuscrits à chaque fois, chacun susceptible à son tour d’une multiplicité de lectures et de corrections. Traducteurs, éditeurs, citateurs et scribes contribuent à produire le texte original, naturellement perdu, selon le schéma suivant :

5C’est ainsi qu’a de fait opéré la grande philologie allemande du xixe siècle, qui se donne et nous donne, avec les Fragments des Présocratiques, la possibilité d’un retour amont à la source, cherchant à identifier ce que Diels, dans la préface des Doxographi græci, nomme les « premières lèvres ». L’ensemble constitue une construction imposante de savoir et de compétence, que j’aime à nommer, en un jeu d’étymologies plurilingue porteur de sens, le building de la Bildung. Il s’articule en particulier autour du travail d’un homme, Hermann Diels, qui est intervenu à chaque maillon de la chaîne. Il est l’auteur : – des Doxographi græci (1879), qui identifient les transmetteurs antiques et les modalités de transmission (doxo-graphie : « écriture des opinions ») ; – des Simplicii in Aristotelis Physicorum Libros quatuor priores Commentaria (1882), qui éditent le commentaire de Simplicius à la Physique d’Aristote, commentaire qui constitue l’une des mines de citations des Présocratiques et, en particulier, de Parménide ; – de Parmenides Lehrgedicht (1897), qui propose une édition de Parménide sur ces bases ; – des Poetarum Philosophorum Fragmenta (1901), qui donnent une première édition des « poètes-philosophes », c’est-à-dire de ceux qu’il appellera ensuite « présocratiques » ; cette édition sert de matrice aux – Fragmente des Vorsokratiker (1ère éd. 1903, et 1934 pour celle revue par W. Kranz), qui édite ces « présocratiques », en distinguant leurs textes des contextes et des fragments apocryphes, avec un tel degré de fiabilité que les éditions contemporaines s’en servent d’editio princeps et ne font jamais que l’amender et l’augmenter.

6Le principe de base d’une telle entreprise est redoutablement simple : il faut tenter de « dé-déformer » pour trouver l’authentique (le vrai, l’un) avec, au fondement de la méthode, l’idée que plus un texte est temporellement proche, plus un manuscrit est récent, moins il a de chance d’être fiable, puisqu’il est passé par une série de transmetteurs susceptibles d’introduire, volontairement ou non, des erreurs, des déformations, bref une opacité dans la compréhension.

2. Le sens d’une contrepèterie : thumos hodoio (fr. I, 30) / muthos hodoio (fr. VIII, 1-2) 

7Venons-en à mon cas d’école, un bout de phrase de Parménide, transmis deux fois, très différemment.

8Le bout de phrase est transmis d’abord par Sextus Empiricus, un médecin sceptique du iie siècle après J.C., auquel nous devons une grande partie des fragments ; il est surtout le seul à transmettre l’un des deux plus longs fragments, celui qu’on considère comme le « proème », un peu plus de 30 vers d’ouverture, édité comme fragment I par Diels. Chez Sextus Empiricus (Adversus Mathematicos, VII, 111), le proème se clôt par une version de notre phrase : monos d’eti thumos hodoio leipetai, que l’on peut rendre de manière provisoire et approximative par quelque chose comme : « le cœur à lui seul manque encore la voie ». Parménide est alors, c’est explicite dans le commentaire de Sextus, un jalon sur la route qui mène au scepticisme ; Parménide penserait déjà en effet, comme fera Platon, que ni la sensibilité ni le cœur (les deux premières « facultés » de l’âme) ne suffisent pour connaître ; il faut, dirait Parménide, encore un effort (l’esprit, ou nous) pour être rationaliste ; à quoi Sextus ajoutera qu’il faut encore un effort de plus pour mettre non seulement la sensibilité et le cœur en doute, mais la raison elle-même, et devenir sceptique.

9C’est sous cette forme que la phrase et le fragment figurent dans les 4 premières éditions des Fragments des Présocratiques de Diels (jusqu’en 1922). Voici le vers et son contexte immédiat, dans cette première version :

Il faut que tu sois instruit de tout, et du cœur sans tremblement de la vérité bien persuasive, [30] et de ce qui paraît aux mortels, où n’est pas de croyance vraie. Toi, écarte donc ta pensée de cette voie de recherche, Et qu’une habitude aux nombreuses expériences ne te force pas le long de cette voie à agiter un regard sans but, une ouïe bruyante d’échos [35] et une langue, mais juge par le dire de cette épreuve aux nombreux combats telle que je l’ai énoncée. Le cœur à lui seul manque encore la voie.

  • 2 In Aristotelis de Caelo commentaria, éd. I.L. Heiberg, Commentaria in Aristotelem graeca, vol. VII (...)

10Le bout de phrase est transmis une seconde fois, mais pas de la même manière, par Simplicius, un néoplatonicien du vie siècle après J.C., soit quatre siècles plus tard, lorsqu’il commente le Traité du ciel d’Aristote2. Simplicius ne transmet pas de « proème ». Il place notre phrase, ou du moins presque la même, au cœur du poème, à la suite immédiate d’un fragment alors identifié comme fragment VII. Cette fois, la phrase signe l’affirmation de l’être.

11Mais ce n’est pas tout à fait la même phrase. Il y va d’une inversion de consonnes, comme une contrepèterie : muthos au lieu de thumos, « discours, récit » au lieu de « cœur, pulsion, volonté, désir » ; et une complétive est ajoutée, qui fait deux mots : c’est un récit hôs estin, « que est ». Parménide change de nature : ce n’est plus un déjà platonicien pas encore sceptique entraîné dans une séquence orientée d’histoire de la philosophie, mais, comme Platon le disait, le père à l’origine de l’ontologie. Voici le vers et son nouveau contexte dans cette seconde version :

VII Car jamais ceci ne sera dompté : être des non-étants. Toi, écarte donc ta pensée de cette voie de recherche, Et qu’une habitude aux nombreuses expériences ne te force pas le long de cette voie à agiter un regard sans but, une ouïe bruyante d’échos [5] et une langue, mais juge par le dire de cette épreuve aux nombreux combats telle que je l’ai énoncée.

VIII Seul reste donc le récit de la voie « est ». Sur elle, les marques sont très nombreuses : en étant sans naissance et sans trépas il est, entier, seul de sa race, sans tremblement et non dépourvu de fin.

  • 3 Les raisons de forme et de fond qui font préférer le texte transmis par Simplicius sont bien résumé (...)

12Telle est donc la séquence et la leçon que tous les éditeurs et tous les interprètes retiennent aujourd’hui, ne faisant d’ailleurs en cela que se conformer à la 5ème édition de Diels lui-même (datée de 1934), suivie ne varietur dans toutes les reprises et réfections ultérieures3.

3. De la traduction comme multiple : l’efflorescence des possibles

  • 4 Parménide, Sur la nature ou sur l’étant. La langue de l’être ?, Seuil, Points-bilingues, 199 (...)

13La traduction est, disais-je, la pointe ultime de la fixion. Lorsque j’ai tenté une édition-traduction du Poème4, j’aurais voulu – mais sans y parvenir, faute, entre autres, de modélisation adéquate proposable sur un support papier – dresser pour chaque séquence le tableau des alternatives sémantiques et syntaxiques qui s’emboîtent les unes dans les autres ; il faudrait pouvoir matérialiser comme un calcul cette ouverture des possibles, avec ses compossibles, au sens leibnizien, et ses voies qui se ferment dès que certaines interprétations, possibles à l’étape précédente de la séquence discursive temporellement énoncée (c’est cela que signifie « dis-cursivité »), sont rendues impraticables par le mot suivant. Une traduction serait ainsi de l’ordre de l’arborescence plutôt que de la ligne.

14Signalons très brièvement, pour matérialiser les questions, quelques unes des principales bifurcations sémantiques et syntaxiques envisageables pour la séquence désormais toujours éditée, puis quelques exemples de traductions effectivement retenues, décrites par rapport aux choix de bifurcations :

VIII 1 Monos d’eti muthos hodoio leipetai hôs estin

15Bifurcations syntaxiques et sémantiques :

  • 1. Sens de muthos : (a) mot / (b) récit ?

  • 2. Hôs estin complète (a) muthos / (b) odoio, la route ?

  • 3. Sens de estin : (a) existence / (b) copule / (c) véritatif / (d) possibilité ? Construction de estin : (a’) sans sujet en ellipse / (b’) avec sujet en ellipse ?

  • 4. Sens de hôs (a) que (atténué = « : ») / (b) comment ?

16Exemples de traductions-bifurcations :

  • Taran : « There is a solitary word (1a) still left to say of a way : exists (2a + 3aa’+ 4a) » ;

  • Mourelatos : « Sole the account (1b) still remains of the route, that is (2b + 3aa’ + 4a) » ;

  • Collobert : « Une seule parole (1a) demeure : celle du chemin est (2b + 3aa’ + 4a) » ;

  • Heitsch : « Allein also noch übrig bleibt die Beschreibung (1b) des Weges “es ist” (2b + 3ab’ + 4a) » ;

  • Barnes : « A single story (1b) of a road is left – that it is (2a + 3ab’ + 4a) ».

17Je renonce au calcul syntaxico-propositionnel. Voyez plutôt l’invention tantôt « stylistiquement » grandiose, tantôt minimaliste, possible en son sein et qui renvoie aussi à la différence des langues :

  • Diels-Kranz : « Aber nur noch Eine Weg – Kunde bleibt dann, dass IST ist » ;

  • Heidegger : « Die Sage des Weges […] (auf dem sich eröffnet), wie es um sein steht » ; [Introd. à la métaphysique, all. p. 73, trad. fr. G. Kahn, p. 105 : « mais seule reste encore la légende du chemin (sur lequel s’ouvre) ce qu’il en est d’être »] ;

  • Beaufret – Rinieri : « Il ne reste plus qu’une seule voie dont on puisse parler, à savoir qu’il est » ;

  • O’Brien : « Il ne reste plus qu’une seule parole, celle de la voie énonçant : « est » / « The only tale still left is <that> of the way <which> tell us> that is » ;

  • Cordero : « Il ne reste qu’une proposition du chemin : (il) est » ;

  • Conche : « De voie pour la parole ne reste que : il y a » ;

    • 5 On pourra se reporter pour les références des ouvrages dont ces traductions sont extraites à la bib (...)

    Bollack : « Seul reste encore en lice le récit du chemin que “est” »5.

4. Les motifs d’un choix

18C’est sur fonds de cette pluralité, plus ou moins philologiquement et linguistiquement maîtrisable, que j’ai choisi personnellement (« lira bien qui lira le dernier », a dit Gérard Genette) de privilégier deux traductions, de manière à la fois arbitraire et motivée. Le seul fait que je tienne à en retenir deux n’est pas courant. Voici les deux traductions qu’il m’importe de maintenir simultanément.

1ère traduction : « Reste à faire le récit de la route du “est”. »

[muthos = mot ; hôs estin complète odoio ; estin « total » sans sujet ; hôs que ; soit, pour l’écrire comme ci-dessus : 1a + 2b + 3abcda’ + 4a]

2ème traduction : « Seul demeure le mot du chemin : “Est”. »

[muthos = mot ; hôs estin complète muthos ; estin « total » sans sujet; hôs que ; soit : 1a + 2b +3abcda’ + 4a]

19Où l’on voit derechef la force du « style » qui, avec une analyse identique ou très proche, permet, par exemple avec le jeu majuscule/minuscule et eu égard aux connotations, des transformations profondes, violentes comme des changements d’horizon. Explorons le monde ouvert par chaque traduction.

20Avec le « récit de la route du “est” », nous sommes dans Kerouac ou Easy Rider ; plus exactement, nous sommes dans Homère et l’odyssée d’Ulysse. Pour les Grecs, par différence avec nous, lecteurs grossiers habitués aux guillemets, « la citation est une chose qui se cache » :

  • 6 Friedrich Schleirmacher, L’Herméneutique générale de 1809-1810, trad. C. Berner, Paris, Cerf, (...)

La main et son index doivent se trouver quelque part. Souvent une seule particule est une indication de citation cachée. Mais on doit certes d’abord s’être transposé dans la même sphère que celui qui discourt6.

21Le palimpseste est par excellence la modalité d’écriture des Anciens, c’est même là ce qui s’appelle « culture », paideia, « formation ». Le Poème de Parménide, écrit dans l’hexamètre dactylique de l’épopée, décrit le voyage d’un homme divinement guidé, qui risque l’errance, l’erreur et la perte de soi. Parménide s’empare de tous les grands récits antérieurs, de leur matrice souveraine qu’est l’épopée homérique, et les ré-articule pour en faire la philosophie. Le moment-clef, qui fait signe vers tous les autres, est l’apparition au milieu du Poème de to eon, « l’étant », décrit avec les mots mêmes qui servent dans l’Odyssée à décrire Ulysse lorsqu’au milieu de ses rameurs aux oreilles bouchées à la cire, attaché à son mât pour ne pas succomber à l’attrait du chant, plonger et périr comme tous les autres marins, il passe au large des Sirènes qui entonnent son identité d’« Ulysse tant vanté, honneur de l’Achaïe ». Entendez l’implacable envoi :

Alors, immobile dans les limites de larges liens, il est sans commencement, sans fin, puisque naissance et perte sont bel et bien dans l’errance au loin, la croyance vraie les a repoussées. Le même et restant dans le même, il se tient soi-même [30] et c’est ainsi qu’il reste planté là au sol, car la nécessité puissante le tient dans les liens de la limite qui l’enclôt tout autour ; c’est pourquoi il est de règle que l’étant ne soit pas dépourvu de fin. (Homère, Odyssée, XII, 158-164 : Ulysse au large des Sirènes)

[Circé] commande d’abord de fuir les accents des Sirènes au chant divin et le pré en fleurs pendant qu’elle ordonne que moi j’entende leur voix ; mais liez-moi, dans un lien douloureux, pour que je reste planté là au sol, droit sur l’emplanture, et que je sois maintenu en des limites qui partent d’elle. Mais si je vous supplie et vous ordonne de délier, Alors, vous, serrez dans des liens plus nombreux.

22Dans cette tradition, la nôtre, l’être devient pour toujours le héros de la philosophie comme Ulysse est pour toujours le héros de l’épopée. C’est pour ouvrir ce monde que je tiens à la traduction « le récit de la route du “est” », et à la perception du poème – et de la philosophie – qu’elle induit.

  • 7 Ibid., p. 75.

23La seconde traduction renvoie à la manière dont la langue grecque se déploie tout au long du Poème, c’est-à-dire à la modalité propre de cette écriture. « La relation de celui qui discourt à la langue : il est son organe et elle est le sien », note encore Schleiermacher 7 : c’est cette fois l’écart faisant du poème une œuvre singulière qui est en jeu. La langue grecque existe, pré-existe au poème, même si elle a une histoire et connaît une évolution (ainsi, l’évolution de l’article, qui est d’abord un déictique ou démonstratif, et sur laquelle le poème à la fois joue et a une incidence). Cependant, le poème marque et fait remarquer comment la langue est faite, comment elle se fabrique, et comment co-interviennent syntaxe et sémantique. C’est ainsi qu’au cours du poème le sujet est sécrété par le verbe, via une série d’étapes bien lisibles : « est » (estin, fr. II, 3, la 3ème personne du singulier de l’indicatif présent qui, tout au début, nomme la voie de recherche à suivre, et dont notre bout de phrase se fait évidemment l’écho intérieur), « être » (einai, infinitif, VI, 1), « étant » (eon, participe, VI, 1), enfin « l’étant » (to eon, participe substantivé, VIII, 32), ainsi nommé juste après le palimpseste homérique. L’étant enfin identifiable, comme « Ulysse », passe à l’éternité.

24En voici les principales traces, ou preuves :

Fr. II, 3 : « est » 3ème personne du singulier.

Fr. II, 3 : « est » 3ème personne du singulier.

Viens que j’énonce — mais toi, charge-toi du récit que tu auras entendu — quelles voies de recherche seules sont à penser : l’une que est et que n’est pas ne pas être,

Fr. VI, 1 : « être » infinitif, « étant » participe.

Fr. VI, 1 : « être » infinitif, « étant » participe.

Voici ce qu’il est besoin de dire et de penser : est en étant, car est être. Mais rien n’est pas : c’est ainsi que je te pousse à t’exprimer, Car c’est en premier de cette voie de recherche-là que je t’écarte.

Fr. VIII, 32 : « l’étant », participe substantivé.

Fr. VIII, 32 : « l’étant », participe substantivé.

car la nécessité puissante le tient dans les liens de la limite qui l’enclôt tout autour ; c’est pourquoi il est de règle que l’étant ne soit pas dépourvu de fin car il n’est pas en manque, alors que n’étant pas il manquerait de tout.

25Je ne veux ni ne peux choisir entre ces deux traductions. Mais pourquoi m’arrêter à ces deux traductions seulement ? La seule réponse est : parce qu’elles m’intéressent, parce qu’elles présentent à mes yeux plus de sens que les autres, un sens auquel il est indispensable de rendre sensible. Ce choix, qui se présente comme un choix, est bien plus sauvage qu’une description ajustée en termes de cercle herméneutique, d’horizon d’attente et d’interprétation. Il souligne le type de consistance des opérations interprétatives normales : construction culturelle, fixion de texte, trafic de la lettre, traduction comme pointe ultime de l’interprétation. Elles ne se décrivent correctement qu’au pluriel et sont mesurées par l’intérêt qu’elles présentent. Gilles Deleuze ouvre sur le relativisme en situant la vérité à la place :

  • 8 Gilles Deleuze, Pourparlers, Minuit, 1990, p. 177.

Les notions d’importance, de nécessité, d’intérêt sont mille fois plus déterminantes que la notion de vérité. Pas du tout parce qu’elles la remplacent, mais parce qu’elles mesurent la vérité de ce que je dis8.

26Je soutiens que la traduction viole régulièrement le principe de non-contradiction dans la seule mesure où il y en a plus d’une (plus d’une : possible/ bonne/ correcte/ vraie ?), car cela suffit à contrevenir au principe, au moins dans sa forme aristotélicienne. En effet, cela prouve qu’une même phrase, séquence, expression, mot (logos dit tout cela en grec) a simultanément plusieurs sens dans la langue d’origine. Avant de justifier cette thèse extrême et paradoxale par un retour à l’énoncé aristotélicien et à sa démonstration, je voudrais indiquer l’amplitude du problème.

1. Traduction et équivoque

  • 9 Wilhelm. von Humboldt, Über die Verschiedenheiten..., in : Gesammelte Schriften, éd. A. Leitzman (...)
  • 10 Voir le Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, sous la direction (...)

27Je laisserai de côté la pluralité des langues comme telle, qui est pourtant un trait du réel (Humboldt : « Le langage se manifeste dans la réalité uniquement comme multiplicité9. »). Elle est liée à la discordance, syntaxique et sémantique, des réseaux linguistiques, et elle est révélée par ces symptômes que sont les « intraduisibles10 ». L’exemple le plus approprié au cas Parménide serait évidemment celui du verbe « être ». Ainsi, la traduction espagnole du poème grec impose, par différence avec la traduction française, un choix supplémentaire entre le doublet ser/ estar, tout à fait étranger à la langue d’origine.

28Mais il suffit de traiter simplement du rapport entre deux langues, le grec et le français. La traduction, comme mise en rapport d’ensembles qui ne se recouvrent pas, est directement en prise sur les équivoques de chacune des langues. On a vu qu’il me faut au moins deux phrases pour faire entendre ce qui, me semble-t-il, doit s’entendre, pour y entendre quelque chose, dans la séquence monos leipetai muthos hodoio, récit de la route et mot du chemin. Cela suffit à révéler les ambiguïtés syntaxiques (ou amphibolies), les équivoques, voire les homonymies de la langue source, comme d’ailleurs, sans aucun doute, aussi celles de la langue-cible. On peut le dire avec Lacan, en généralisant ce qu’il n’applique qu’aux langues de l’inconscient :

  • 11 « L’Étourdit », Scilicet, 4, Le Seuil, 1973, p. 47.

Une langue, entre autres, n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister11.

29À la limite, une langue seule suffit à révéler ses propres ambiguïtés, via quelque chose comme une traduction intralinguistique. Ainsi Gorgias opère avec son Traité du non-être une traduction intra-linguistique du Poème de Parménide, dont l’objet est de rendre manifeste l’usage équivoque que Parménide fait de esti, « est » – équivoque dans laquelle Gorgias diagnostique la condition de possibilité de l’ontologie. Il part d’une phrase qu’il déploie successivement de trois manières ; soit : ouk estin oute einai oute mê einai (Traité du non-être, De Melisso, Xenophane et Gorgia, 977 a26-27) ; cette séquence signifie à la fois, en toute orthodoxie de la langue grecque : « il n’est possible ni d’être ni de ne pas être » (pas de verbe), « ni être ni non-être ne sont » (pas de sujet), et « ce/ il n’est ni être ni non-être » (pas de prédicat). Gorgias montre ainsi que seule l’équivoque —celle entre modalité, copule et existence, celle entre sujet et prédicat— permet de faire fonctionner l’être dans l’ontologie. C’est d’ailleurs pourquoi, à mon tour, j’ai proposé tout à l’heure, dans la tentative de formalisation littérale de ma propre traduction du hôs esti parménidéen, de maintenir 3abcd : tous les sens de esti logés tant bien que mal sous mon « est ». En tout état de cause, Gorgias se sert de l’équivoque pour prouver que l’être est un effet de langue et un effet de dire et que, loin d’être toujours déjà là, c’est le produit du poème de Parménide.

30L’équivoque est un diagnostic banal, particulièrement facile en grec et dans le cas de l’être, qui mettra d’accord les ennemis philosophiques intelligents, de Heidegger à Benveniste. Ainsi Heidegger :

  • 12 Martin Heidegger, De l’essence de la liberté humaine, Introduction à la philosophie, trad. E. M (...)

La langue grecque est philosophique, autrement dit [...] elle n’a pas été investie par de la terminologie philosophique, mais philosophait elle-même déjà en tant que langue et en tant que configuration de langue [Sprachgestaltung]12.

Ainsi Benveniste :

  • 13 Émile Benveniste, « Catégories de pensée et catégories de langue », Problèmes de linguistique génér (...)

Tout ce qu’on veut montrer ici est que la structure linguistique du grec prédisposait la notion d’ ‘être’ à une vocation philosophique. À l’opposé, la langue ewe ... 13.

Il y a plus d’une traduction parce que les mots – non seulement pris un par un, mais pris ensemble dans une phrase, dans un texte et dans un contexte – présentent durablement des équivoques formant des combinatoires douées de sens. Je ne parle pas là du « Gavagai » de Quine, lapinité ou morceau de lapin, et de l’inscrutabilité de la référence ; je ne parle pas non plus du signifiant et de l’intraduisible corps des langues ; je parle simplement de l’intimité de chaque langue, dans son usage non strictement communicationnel, en tant qu’elle ne se réduit ni à un globish (version basse) ni à une caractéristique universelle (version haute). C’est cet usage que décrit Ponge comme un optimum d’écriture :

  • 14 Francis Ponge, Pratiques d’écriture ou l’inachèvement perpétuel, Hermann, 1984, p. 40.

Chaque mot a beaucoup d’habitudes et de puissances ; il faudrait chaque fois les ménager, les employer toutes. Ce serait le comble de la “propriété dans les termes”. [...] Il faudrait dans la phrase les mots composés à de telles places que la phrase ait un sens pour chacun des sens de chacun de ses termes. Ce serait le comble de la “profondeur logique dans la phrase” et vraiment “la vie” par la multiplicité infinie et la nécessité des rapports. C’est-à-dire que ce serait le comble du plaisir de la lecture pour un métaphysicien. Et la cuisinière à sa façon la pourrait trouver agréable. Ou comprendre. La règle de plaire serait ainsi autant que possible obéie, ou le désir de plaire satisfait14.

2. Non contradiction et univocité

31La traduction, plus inévitablement encore que l’écriture puisqu’il y va de deux équivocités non superposables, viole régulièrement le principe de non-contradiction parce que le principe de non-contradiction est fondé sur l’exigence d’univocité stricte : un mot, un sens, ou en tout cas pas deux sens à la fois, pas en même temps deux sens. Pour le faire comprendre, il faut et il suffit de revenir à l’énoncé du principe et à sa démonstration par Aristote au livre Gamma de la Métaphysique. Voici l’énoncé :

  • 15 1005 b 19-20.

Il est impossible que le même simultanément appartienne et n’appartienne pas au même et selon le même15.

32Sa démonstration est très remarquable. Elle ne peut être directe – en termes logiques d’appartenance prédicative, comme on le projette souvent sans faire retour au texte – car, dit Aristote, elle tomberait alors sous le coup de la pétition de principe. Elle procède donc par « réfutation », exigeant de l’adversaire qu’il dise quelque chose, afin qu’on puisse, à partir de là, lui prouver qu’il a toujours déjà, rien qu’en parlant, respecté le principe qu’il croit refuser. Si bien qu’elle joue sur ce que l’on peut justement appeler les conditions transcendantales, ou conditions de possibilité, du langage lui-même. En voici l’essentiel :

  • 16 IV, 1006 a 11-25, puis 1006 b 7-9, c’est moi qui souligne. Traduction Barbara Cassin et Michel Narc (...)

On peut démontrer par réfutation qu’il y a impossibilité pourvu seulement que l’adversaire dise quelque chose (an monon ti legêi) ; et s’il ne dit rien, il est ridicule de chercher quoi dire en réponse à celui qui ne tient de discours sur rien, en tant que par là il ne tient aucun discours ; car un tel homme, en tant qu’il est tel, est d’emblée pareil à une plante (homoios phutôi). [...] Le point de départ dans tous les cas de ce genre n’est pas de réclamer qu’on dise que quelque chose ou bien est ou bien n’est pas (car on aurait tôt fait de soutenir que c’est là une pétition de principe), mais qu’on signifie quelque chose, et pour soi et pour un autre (sêmainei ge ti kai autôi kai allôi) ; car c’est nécessaire, du moment qu’on dit quelque chose. Car pour qui ne signifie pas, il n’y aurait pas de discours, ni s’adressant à soi-même ni adressé à un autre. Et si quelqu’un accepte de signifier, il y aura démonstration : dès lors en effet il y aura quelque chose de déterminé [...]. Car ne pas signifier une seule chose, c’est ne rien signifier, et si les mots ne signifient pas, on détruit la possibilité de dialoguer les uns avec les autres et à la vérité avec soi-même16.

33On le voit, la démonstration fonctionne en établissant une chaîne d’équivalences : « parler » = « dire quelque chose » = « signifier quelque chose » = « signifier une seule chose », « la même, pour soi-même et pour autrui ». Le sens est la première entité rencontrée et rencontrable à ne pouvoir tolérer la contradiction. Peut-être le monde est-il structuré comme un langage, en tout cas l’étant est fait comme un sens. L’exigence d’univocité est aussi structurante que la prohibition de l’inceste. De deux choses l’une en effet : ou bien l’adversaire dit quelque chose qui a un sens et un seul, il parle comme Aristote et se soumet au principe. Ou bien il refuse, mais dans ce cas il ne parle même pas, il ne satisfait pas à la définition de l’homme comme animal doué de logos ; c’est une plante. Le principe de non-contradiction s’ancre ainsi, d’Aristote à Apel et Habermas, dans une injonction de communication : parle (comme moi, avec moi) si tu es un homme !

3. Protagoras est le nom propre de la plante

34Protagoras est pour Aristote l’éponyme des jusqu’au-boutistes résistants. Tout le travail du philosophe philanthrope est d’humaniser les hommes. Il fait donc tout pour que le principe universel soit universellement admis. Or il se heurte à deux fronts de refus bien distincts.

35Les premiers sont physiciens, comme Héraclite, et croient constater, en regardant changer le monde, que le même est et n’est pas. Il n’est pas très difficile de les persuader, via l’énorme machine des catégories et de la distinction des sens de l’être. Le coup d’arrêt est donné par le sens du mot ancré dans la définition de la chose :

  • 17 Ibid., 1010 b 21-24.

Le même vin pourrait sembler, soit qu’il ait changé, soit que le corps ait changé, être tantôt doux et tantôt non doux : mais ce n’est certes pas le doux, tel qu’il est quand il est, qui a jamais changé17.

36Le sens d’un mot est régulièrement ancré dans l’essence de la chose désignée par ce mot.

37Les autres, emmenés par le sophiste Protagoras, demeurent intraitables. Car ils parlent, non pas pour dire quelque chose, mais « pour le plaisir de parler » (legei logou kharin, 1009a 21). Ils refusent le sens et son règlement univoque, et s’en tiennent à est quand ils disent est. Quand on maintient l’identité du signifiant comme manifestation de l’identité du signifié, et que l’homonymie ou l’équivoque devient la norme du langage, on atteint au cœur le principe de non-contradiction. Leur guérison serait « une réfutation du discours qui est dans les sons de la voix et dans les mots (tou en têi phônêi logou kai tou en tois onomasin, 1009a 21-22) », mais, précisément, elle est impossible : « Ceux qui cherchent seulement la contrainte dans le discours cherchent l’impossible » (1011a 15-16).

38Comme dit Nietzsche, dans « Homère et la philologie classique », « celui qui trouve le langage intéressant en soi est un autre que celui qui n’y reconnaît que le medium de pensées intéressantes » : la lignée sophistique, grecque en cela mais non philosophique, refuse de voir dans le langage un organon, un moyen de communication. On mettra donc en série la multiplicité des traductions, la perception des équivoques et des homonymies comme constitutives et non réductibles, la station dans et entre les langues, et l’atteinte au principe de non-contradiction.

4. Le relativisme comme comparatif dédié

39Stationner dans le logos et dans l’homonymie, parler logou kharin, « pour le plaisir de parler », ne veut pas dire parler n’importe comment. En revanche, cela veut certainement dire : ne pas viser l’Un, que ce soit sous la forme de la définition, de l’essence, ou de la vérité. Y a-t-il un autre modèle, un autre type de régulation langagière, susceptible de fonctionner ? Réponse : oui. C’est le modèle relativiste. Mais il ne faut pas se tromper sur ce que cela signifie.

40La sentence de Protagoras est, depuis Platon et dans toute l’histoire de la philosophie, l’emblème de la position relativiste. « L’homme est la mesure de toutes choses » [pantôn khrêmatôn anthrôpos metron] est sans doute l’une des petites phrases qui a fait couler le plus d’encre. En Protagoras, via Platon et Aristote, se trouvent conjoints relativisme et résistance au principe de non-contradiction, et cette conjonction reste encore largement à décrire. Lorsque le Socrate de Platon rappelle cette sentence dans le Thééthète, dialogue « sur la science », il en propose pour équivalent : « le cochon ou le cynocéphale est la mesure de toutes choses » (161c). Puis il se repent : « Tu n’as pas honte, Socrate, dirait Protagoras », se dit Socrate. Et il propose alors l’« apologie de Protagoras », en prêtant sa voix à Protagoras s’il était là pour se défendre. C’est, je crois, la plus forte interprétation du relativisme que l’on puisse en effet proposer. Voici donc Protagoras qui parle par la bouche de Socrate :

  • 18 Platon, Thééthète, 166 b-167e, c’est moi qui souligne.

Moi, je dis que la vérité est comme je l’ai écrit : mesure est chacun de nous des choses qui sont et des choses qui ne sont pas, et pourtant chacun diffère de l’autre un millier de fois par le fait même que pour l’un ceci est et apparaît, pour l’autre cela. La sagesse et le sage, il s’en faut de beaucoup que je nie leur existence : j’appelle “ sage ” celui qui, pour l’un de nous, transformant [metaballôn] ce qui paraît et est mauvais, fait en sorte que cela paraisse et soit bon. [...] Il faut opérer la transformation d’un état à l’autre [metablêteon d’epi thatera], car l’un des états est meilleur que l’autre [ameinôn gar hê hetera hexis]. C’est ainsi que, dans l’éducation [en têi paideiai] par exemple, on doit faire passer d’un état moins bon à un état meilleur [epi tên ameinôi] ; or le médecin produit cela par des remèdes [pharmakois], le sophiste par des discours [logois]. D’une opinion fausse [pseudê doxazonta], en effet, on n’a jamais fait passer personne à une opinion vraie [alêthê epoiese doxazein] [...] Mais on fait que, sous l’effet d’un état utile [khrêstêi], on passe à des opinions utiles, représentations [phantasmata] que certains, par manque d’expérience, appellent vraies, mais que j’appelle moi meilleures les unes que les autres, en rien plus vraies  [beltiô men hetera tôn heterôn, alêthestera de ouden]. Quant aux sages, mon cher Socrate [...], pour les corps je les appelle médecins, pour les plantes, agriculteurs. Je dis en effet que ce sont les agriculteurs qui, pour les plantes, au lieu des sensations et des états pénibles liés à la maladie, impriment des sensations et des états utiles et sains. Et que ce sont les orateurs sages et bons qui font que, pour les cités, ce soient les choses utiles au lieu des nuisibles qui paraissent être justes [ta khrêsta anti tôn ponêrôn dikaia dokein einai poiein]. [...] Ainsi, il y a des gens plus sages que les autres sans que personne ait d’opinions fausses, et toi, que tu le veuilles ou non, tu dois supporter d’être mesure18.

41Tout serait à commenter. Je soulignerai simplement la manière dont Protagoras change la donne : il fait passer de l’opposition binaire vrai/faux au comparatif : « meilleur » et, plus précisément encore, à ce que je propose d’appeler le comparatif dédié : « meilleur pour ». Le meilleur est en effet défini comme « le plus utile », le mieux adapté à (la personne, la situation, toutes les composantes de ce moment que les Grecs nomment kairos, « opportunité »). Où l’on retrouve le sens précis de ces khrêmata dont l’homme serait mesure, non pas les « choses », les « étants » (pragmata, onta), mais ce dont on se sert, les khrêmata, objets d’usage, richesses, à utiliser et à dépenser, richesses dont le langage, les performances discursives, font évidemment partie.

42Dans cette perspective, il n’y a pas d’être à chercher sous l’apparaître (« est-et-apparaît » fait syntagme), pas d’Un à chercher sous ou au-dessus du multiple. Il n’y a pas de point de vue de Dieu, comme chez Leibniz, pour unifier toutes les perceptions des monades.

  • 19 Nicolas Sarkozy, « Discours de Bercy », 29 avril 2007.

43Pourtant – et c’est là ce que manquent à voir tous nos contemporains qui vilipendent le relativisme, de Sokal et Bricmont à Jean-Paul II et Ratzinger – pourtant, toutes les opinions ne se valent pas. C’est pourquoi il faut, pédagogiquement et politiquement, pour les individus comme pour les cités, rendre capable de préférer la meilleure, à savoir la meilleure pour. La politique ne consiste pas à imposer universellement la Vérité (ou à imposer la vérité universelle). Elle consiste à aider différentiellement à choisir le meilleur. Telle est la très grande subtilité, mais aussi la très grande objectivité du relativisme. Elle s’inscrit évidemment en faux contre le diagnostic dominant : « Mai 68 nous avait imposé le relativisme intellectuel et moral. Les héritiers de Mai 68 avaient imposé l’idée que tout se valait, qu’il n’y avait aucune différence entre le bien et le mal, entre le vrai et le faux, entre le beau et le laid19. ». Le relativisme, y compris comme doctrine historique, permet bien plutôt d’instruire la notion même de pluralité interprétative.

Notes

1 Martin Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. G. Kahn, Paris, Gallimard, 1967, p. 105 [cours du semestre d’été, Niemeyer, 1952].

2 In Aristotelis de Caelo commentaria, éd. I.L. Heiberg, Commentaria in Aristotelem graeca, vol. VII, Berlin, 1894­, 557, 25-558, 2.

3 Les raisons de forme et de fond qui font préférer le texte transmis par Simplicius sont bien résumées dans Le poème de Parménide, texte, traduction et essai critique par Denis O'Brien (en collaboration avec Jean Frère pour la traduction française), Paris, Vrin, 1987, p. 239-242.

4 Parménide, Sur la nature ou sur l’étant. La langue de l’être ?, Seuil, Points-bilingues, 1998. Je m’appuie dans le présent article sur les principales thèses de cet ouvrage quant à l’interprétation du poème lui-même.

5 On pourra se reporter pour les références des ouvrages dont ces traductions sont extraites à la bibliographie du Parménide ci-dessus, en y ajoutant Jean Bollack, Parménide, de l’étant au monde, Verdier, 2007.

6 Friedrich Schleirmacher, L’Herméneutique générale de 1809-1810, trad. C. Berner, Paris, Cerf, 1987, p. 97.

7 Ibid., p. 75.

8 Gilles Deleuze, Pourparlers, Minuit, 1990, p. 177.

9 Wilhelm. von Humboldt, Über die Verschiedenheiten..., in : Gesammelte Schriften, éd. A. Leitzmann et al., Berlin, Behr, vol.VI, p. 240.

10 Voir le Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, sous la direction de Barbara Cassin, Paris, Seuil-Le Robert, 2004, qui ne traite que de cela.

11 « L’Étourdit », Scilicet, 4, Le Seuil, 1973, p. 47.

12 Martin Heidegger, De l’essence de la liberté humaine, Introduction à la philosophie, trad. E. Martineau, Paris, Gallimard, 1987, p. 57s. = GA 31, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1982, p. 50s. [cours du semestre d’été 1930].

13 Émile Benveniste, « Catégories de pensée et catégories de langue », Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 73.

14 Francis Ponge, Pratiques d’écriture ou l’inachèvement perpétuel, Hermann, 1984, p. 40.

15 1005 b 19-20.

16 IV, 1006 a 11-25, puis 1006 b 7-9, c’est moi qui souligne. Traduction Barbara Cassin et Michel Narcy dans La Décision du sens, Le livre Gamma de la Métaphysique d’Aristote, introduction, texte, traduction et commentaire, Vrin,, 1989, p. 127-128.

17 Ibid., 1010 b 21-24.

18 Platon, Thééthète, 166 b-167e, c’est moi qui souligne.

19 Nicolas Sarkozy, « Discours de Bercy », 29 avril 2007.

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Titre Fr. II, 3 : « est » 3ème personne du singulier.
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Titre Fr. VI, 1 : « être » infinitif, « étant » participe.
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Titre Fr. VIII, 32 : « l’étant », participe substantivé.
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