12 Novembre 2022
NAGARJUNA EST-IL UN SEXTUS EMPIRICUS INDIEN ?
Cette réflexion logique porte en elle toute une critique du langage : celle-ci se présente sous une forme tétralemmique :
« Brahmane, sache-le, toutes les paroles prononcées, qu'elles soient vraies ou pas vraies, je déclare qu'elles ne sont ni vraies ni faux.
La Vallée Poussin (traducteur), Le joyau dans la main
1. Le tétralemme – objet : l’impossibilité du sujet du jugement.
Un exemple : stance XII.1 des Stances du Milieu par excellence (traduction Guy Bugault) : « Certains sont d’avis que la souffrance se produit soit d’elle-même, soit d’autre chose, soit des deux à la fois, soit encore sans cause. Or, il est logiquement impossible de la considérer comme un produit. »
2. Le vajrakaṇa, ou « éclat de diamant » – l’impossibilité d’une cause de la production.
Un exemple : l’incipit des Stances, I.1 (traduction Guy Bugault) : « Jamais, nulle part, rien qui surgisse, ni de soi-même, ni d’autre chose, ni des deux à la fois, ni sans cause. » En un sens, on a là un tétralemme bien caractérisé et on pourrait juger que la différence est faible, voire nulle, avec le raisonnement cité en exemple précédemment. Le point formel est cependant différent : si l’objet du tétralemme au sens plein est l’impossibilité de la chose, de quelque manière qu’on la considère, ici, censément, c’est la cause de la chose considérée qui est impossible de quelque manière qu’on l’envisage.
3. Le « ni un, ni multiple », ou plutôt « ni identique, ni différent » (ekānekaviyoga) Principe énoncé en Stances, II.21 : « Deux choses dont l’existence ne peut être établie, ni comme identiques ni comme différentes, quelle sorte d’existence peut-on bien leur attribuer ? ». Ou encore, Stances XXI.6 : « Dès lors qu’apparition et disparition ne peuvent exister ni ensemble ni séparément, comment pourraient-elles exister du tout ? ».
4. Le pratītyasamutpāda, ou raisonnement sur la relativité réciproque. Le principe est énoncé dans les Stances, XIV.5-7 : « XIV.5. Une chose est autre relativement à une autre. L’une n’est pas sans l’autre. C’est pourquoi tout ce qui existe relativement à, le poser comme intrinsèquement autre n’a aucun sens. XIV.6. Si une chose était [réellement] autre qu’une autre, elle existerait même sans l’autre. Mais l’un n’est pas autre sans l’autre, et par suite n’a pas d’existence propre. XIV.7. L’altérité ne se trouve ni dans ce qui est autre ni dans ce qui n’est pas autre. Dès lors, en absence d’altérité, il n’y a ni autre ni même. »
Pour tout résumer, quand on a à commenter, chez Nāgārjuna, l’un de ces passages de réfutation éristique, il faut d’abord caractériser la forme du raisonnement : • Est-ce un tétralemme ? Est-ce un raisonnement de la forme « éclats de diamant » ? Est-ce un raisonnement « ni identique, ni différent »? Est-ce un raisonnement mettant en jeu la relativité des termes ? Il faut aussi se rappeler les trois types de raisons pour conclure à l’impossibilité : « 1° na yujate, cela n’est pas logiquement cohérent ; 2° na upadyate, cela ne tombe pas juste ; 3° na vidyate, cela ne se trouve pas, n’existe pas. »
Comment le texte d'Aristote
ÉTHIQUE DE NICOMAQUE
LIVRE III
L'ACTIVITÉ VOLONTAIRE.
CHAPITRE PREMIER : Actes volontaires et actes involontaires - De la contrainte. - Actes involontaires résultant de l’ignorance. - Acte volontaire.
Puisque la vertu a rapport aux passions et aux actions, qu'on loue et blâme ce qui émane de notre volonté, tandis qu'on ne refuse pas son pardon et parfois même sa pitié à ce qui est accompli sans volonté de choix, peut-être est-il nécessaire de déterminer, puisque notre examen porte sur la vertu, ce qui est volontaire et ce qui est involontaire. 2. Du reste, cette étude ne manquera pas d'être utile aussi aux législateurs chargés de fixer les récompenses et les peines. 3. A ce qu'il semble, sont involontaires les actes accomplis par contrainte ou s'accompagnant d'ignorance. Un acte forcé est celui dont le principe est extérieur à nous-mêmes et tel que l'agent ou le panent n'y participe en rien, par exemple quand un vent violent ou des gens, maîtres de notre vie, nous transportent en quelque endroit. 4. Pour toutes les actions que nous exécutons par crainte de maux plus grands ou en vue d'une belle fin, on peut discuter la question de savoir si elles sont volontaires ou non; prenons par exemple le cas d'un tyran, qui, maître de la vie de nos parents et de nos enfants, nous enjoindrait de faire un acte honteux, en y mettant la condition que l'exécution sauverait les nôtres, tandis que le refus entraînerait leur mort (64). 5. Ce cas n'est pas sans analogie avec celui d'une cargaison jetée à la mer au cours d'une tempête; en général, personne ne perd de son plein gré sa cargaison; on s’y résigne pour sauver sa propre vie et celle des autres, comme le font tous ceux qui sont sains d'esprit. 6. Ainsi donc de telles actions ne revêtent pas un caractère bien net; néanmoins elles ressemblent davantage à des décisions volontaires. Car, au moment où on les exécute, elles sont délibérément voulues. D'autre part, la fin de l'acte est déterminée par les circonstances. Ainsi il faut préciser le degré de volonté dans l'acte qui s'accomplit. En de telles circonstances, c'est volontairement que l'homme agit; la cause qui fait mouvoir ses organes réside en lui; or avoir en soi-même le principe de ses actes, c'est avoir aussi en soi la possibilité de les exécuter ou non. De telles actions sont donc volontaires; mais, absolument parlant, peut-être dira-t-on aussi qu'elles sont involontaires : car nul ne souhaiterait exécuter des actes de cette nature pour eux-mêmes. 7. Parfois même, on loue une conduite de cette sorte, quand c'est en vue de grands et beaux résultats qu'on supporte ce qui est honteux et affligeant. Dans le cas contraire, on n'obtient que le blâme. Car supporter la honte totale pour un acte sans beauté ou pour un faible profit est le fait d'un coeur méprisable. Parfois, ce qu'on obtient, ce n'est pas l'éloge, mais le pardon; c'est le cas lorsqu'il s'agit de faits qu'on réprouve, mais qui dépassent les forces de la nature humaine et que personne ne pourrait endurer (65). 8. Parfois, peut-être, est-il des cas où il ne faut pas céder à la force, où il vaut mieux mourir en endurant d'horribles supplices. En effet, les motifs qui poussent le personnage d'Alcméon, chez Euripide (66), à tuer sa mère sont, de l'aveu de tous, ridicules. 9. Il est donc parfois difficile de déterminer quelle conduite tenir de préférence à une autre, quels maux supporter plutôt que tels autres, et il est encore plus difficile de s'en tenir à sa décision. C'est qu'en général ce à quoi on s'attend est pénible et ce à quoi on est contraint, déshonorant. De là les blâmes et les éloges, selon que l'on a été contraint ou non à agir. 10. À quoi donc reconnaître le cas de force majeure? Est-ce tout simplement le cas d'une cause extérieure à nous et lorsque l'exécutant n'a aucune intention de prendre part à l'action ? Certains actes sont par eux-mêmes involontaires; mais, dans telle circonstance, on les préfère à d'autres, et alors la cause réside dans l'exécutant. Par eux-mêmes ils restent involontaires; mais ils deviennent volontaires par ce choix momentané. Aussi ressemblent-ils plutôt aux actes volontaires; car les actions ont rapport avec les circonstances particulières et ces dernières comportent une intervention de la volonté. Mais sur le choix à faire de préférence à un autre, il n'est pas facile de s'expliquer, car les cas particuliers présentent beaucoup de différences. 11. Et si l'on venait à dire que ce qui est agréable et beau comporte la contrainte — car, l'agréable et le beau étant extérieurs à nous, nous nous verrions alors contraints —, tout, dans ces conditions, impliquerait une pareille contrainte (67). Car c'est en vue de ces fins que tous les hommes accomplissent tous leurs actes. Et, à la vérité, une partie d'entre eux, contraints et forcés, n'agissent qu'à contre-coeur, dans le cas de la peine, tandis que d'autres, se proposant l'agréable et le bien, éprouvent du plaisir. Il serait donc ridicule d'incriminer ce qui nous est extérieur et non notre propre personne, facilement séduite par ces avantages du dehors, et de s'attribuer le mérite des belles actions, en reportant sur l'attrait du plaisir la responsabilité de nos actes honteux. 12. Il semble bien qu'on appelle acte forcé celui dont le principe est hors de nous et auquel l'agent ne participe en rien. 13. Quant aux actes que nous commettons par ignorance, tous sont sans doute dépourvus de volonté; l'acte exécuté contre notre gré est affligeant et suivi de regret. Car quiconque agit par ignorance et ne retire pas de désagrément de ses actes, n'agit pas de son plein gré, puisqu'il était ignorant; et d'autre part, il n'agit pas contre son gré, puisqu'il n'éprouve aucune tristesse. Ainsi donc, pour ce qui a rapport à cette ignorance, on peut dire de l'un, celui qui regrette son acte, qu'il a agi contre son gré; quant à l'autre, qui n'éprouve aucun regret, disons, puisqu'il diffère du premier, qu'il n'a pas agi de son plein gré. Puisque la situation est différente, mieux vaut lui donner un nom particulier. 14. Il semble donc qu'il faille distinguer ce qu'on fait par ignorance de ce qu'on exécute sans savoir ce qu'on fait. En effet, l'homme qui s'enivre ou qui se met en colère ne paraît pas agir par ignorance, mais pour une des raisons que nous avons indiquées, et non pas sans savoir, mais inconscient de son acte. Ainsi donc tout homme pervers, quel qu'il soit, ignore ce qu'il faut faire et ce dont il faut s'abstenir. Faute qui rend injustes et franchement mauvais tous les hommes de cette sorte. 15. Il faut donc définir l'acte involontaire, non pas celui qui comporte l'ignorance de notre intérêt — car cette ignorance volontaire dans la détermination est la cause, non pas du caractère involontaire de l'acte, mais de sa perversité —, ce n'est pas non plus l'ignorance générale qui est en cause, puisque celle-là du moins encourt le blâme; mais c'est l'ignorance des circonstances particulières dans lesquelles et au sujet desquelles l'action a lieu. C'est dans les cas de ce genre que trouvent à s'exercer la pitié et le pardon, car celui-là agit involontairement qui, par ignorance, agit mal sans le savoir. 16. Peut-être ne sera-t-il pas mauvais d'indiquer quels sont, pour ce genre d'actions, la nature, le nombre, l'agent, l'action elle-même, les circonstances, les conditions, quelquefois même les moyens — par exemple, tel instrument —, les motifs — par exemple s'il s'agit de son salut —, enfin la manière— si c'est avec douceur, avec violence. 17. Toutes ces circonstances, personne ne saurait, à moins d'être fou, les ignorer; et il est clair que l'agent ne saurait lui non plus les méconnaître — qui voudrait, en effet, s'ignorer lui-même ? Mais il peut arriver que l'agent ignore ce qu'il fait, comme on dit qu'en parlant des mots vous ont échappé; ou qu'on révèle, comme Eschyle (68), les mystères sans savoir que c'est interdit; ou bien, en voulant montrer l'appareil, on fait partir la catapulte. Il peut arriver qu'on fasse comme Mérope (69), qui prend son fils pour son plus mortel ennemi; qu'on croie moucheté un fer de lance acéré; qu'on prenne un caillou pour une pierre ponce; ou qu'en faisant boire quelqu'un pour le sauver on le fasse périr; ou bien encore qu'en voulant montrer comment on s'y prend dans la lutte à main plate, on assène à quelqu'un un mauvais coup. 18. En raison de l'ignorance où l'on est de toutes les conditions de l'action, l'homme qui en méconnaît quelques-unes semble agir contre son gré, surtout dans le cas des plus importantes. Or les plus importantes sont celles clans lesquelles et en vue desquelles s'exécute l'action. 19. Cet acte qu'on appellera involontaire à cause d'une telle ignorance, encore faut-il qu'il s'accompagne de chagrin et de regret. 20. Si donc l'action involontaire est celle qui résulte de la violence ou de l'ignorance, ce qui est volontaire semble être ce dont le principe se trouve dans l'agent qui connaît toutes les circonstances particulières de l'action. 21. On a peut-être tort, en effet, de classer parmi les actes involontaires ceux qui émanent de la colère ou d'un vif désir. 22. Car tout d'abord, dans ce cas, aucun des autres êtres vivants n'agira de son plein gré, — non pas même les enfants. Ensuite, est-il vrai que nous ne faisons de notre plein gré aucun des actes que nous exécutons par désir ou par emportement ? Ou bien les belles actions les faisons-nous de notre plein gré, les actions honteuses contre notre gré (70)? Une telle affirmation n'est-elle pas risible, étant donné que la cause du moins est la même ? Il serait absurde aussi de prétendre que sont accomplies contre notre gré les actions vers lesquelles on est tenu de se porter. C'est qu'il convient même de se mettre en colère dans certains cas et de désirer vivement certains biens, comme la santé et l'instruction. 23. D'autre part, à ce qu'il semble, les actes involontaires causent de la peine, ceux qui sont accomplis par désir du plaisir. 24. Posons encore cette question : quelle différence y a-t-il dans les actes involontaires, dont l'erreur provient d'un faux raisonnement ou d'un mouvement de la sensibilité ? 25. Tous deux sont à éviter. Les fautes contre la raison procèdent tout autant que les autres de la nature humaine, si bien que les actes de l'homme proviennent de la colère et du désir. Il est donc absurde de les considérer comme ne provenant pas de notre volonté.
CHAPITRE II : Analyse du choix préférentiel
Après avoir fixé les limites de ce qui est volontaire et involontaire, il nous reste à parler du choix réfléchi. C'est, semble-t-il, un caractère essentiellement propre à la vertu et permettant, mieux que les actes, de porter un jugement sur la valeur morale. 2. Ce choix paraît bien dépendre de la volonté, sans s'identifier cependant avec elle, la volonté ayant une plus vaste extension. Car les enfants et les autres êtres vivants sont capables d'agir volontairement, mais non pas avec choix délibéré. De plus, les actes soudains sont, comme nous le disons, exécutés volontairement, mais non de choix délibéré. 3. D'autre part, ceux qui identifient ce choix avec le désir, avec l'ardeur de la sensibilité, avec la volonté de la fin ou avec l'opinion ne semblent pas s'exprimer correctement. Car le choix n'a rien de commun avec les êtres dépourvus de raison, capables cependant de désir et de mouvements du coeur. 4. En effet, qui n'est pas maître de soi est capable de désirer, non d'agir par libre choix; en revanche, qui est maître de soi agit par choix délibéré et non sous l'impulsion du désir. 5. De plus le désir, s'oppose aux calculs du choix, tandis qu'un désir ne s'oppose pas à un désir. Le désir est lié au plaisir et à la peine; le choix ne dépend ni de la peine ni de l'agréable. 6. Le choix est encore moins une impulsion du coeur, car les actes venus du coeur, visiblement, ne sont pas inspirés par ce choix raisonné. 7. Ce n'est pas le moins du monde, non plus, un acte de volonté, bien qu'il en paraisse fort rapproché. En effet, le choix ne vise pas l'impossible et dire que celui-ci est l'objet d'un choix serait pure insanité. Or on peut vouloir l'impossible, comme de ne jamais mourir. 8. De plus la volonté concerne également ce que ne pourrait jamais réaliser l'agent lui-même, par exemple la victoire pour un acteur ou pour un athlète. Or personne ne prend une décision réfléchie pour des actes analogues; on ne le fait que pour les actes possibles à réaliser par soi-même. 9. Ajoutons encore que la volonté concerne surtout le but, et le choix les moyens de l'atteindre : par exemple, nous voulons la santé, mais nous portons notre choix sur les moyens de la conserver. Nous disons que nous voulons le bonheur. Mais dire que nous choisissons d'être heureux, c'est ne pas être en accord avec les faits; en un mot, le choix s'exerce, semble-t-il, sur ce qui dépend de nous (71). 10. Le choix délibéré ne saurait être non plus une opinion. Car l'opinion, semble-t-il, embrasse toutes choses, aussi bien celles qui sont éternelles et impossibles que celles qui dépendent de nous. En outre, les opinions sont réparties en vraies et en fausses, et non pas en honnêtes et en vicieuses, alors que le choix a trait plutôt au mal et au bien qu'à la vérité et à l'erreur. 11. En général donc, personne ne dit que le choix s'identifie avec l'opinion; nous disons bien : avec aucune opinion. Car c'est le libre choix du bien et du mal qui décide de notre nature morale, mais non la qualité de nos opinions. 12. Nous choisissons de rechercher ou de fuir telle chose, ou de nous comporter de telle ou telle manière, tandis que nous exprimons notre opinion sur la nature d'une chose, son utilité, son emploi. Il ne s'agit pas du tout d'opinion dans l'acte de rechercher ou d'éviter. 13. On loue le choix parce qu'il s'accorde plutôt avec les circonstances qu'avec la réalité, et l'opinion pour son accord avec la vérité. Enfin nous choisissons ce que nous savons être le bien, tandis que nos opinions portent sur des choses que nous ne connaissons pas avec précision. 14. De plus, semble-t-il, les gens qui exercent le mieux leur choix réfléchi ne sont pas ceux qui font preuve des meilleures opinions. Quelques-uns ont une opinion plus juste, mais, en raison de leur perversité, ne font pas pour agir le choix qu'il faudrait. 15. Quant à la question de savoir si l'opinion précède ou suit le choix, elle n'importe pas. Car ce n'est pas l'objet de notre examen qui vise à déterminer si le choix s'identifie avec l'opinion. 16. Qu'est-ce donc que ce choix et quelle est sa nature, puisque ce n'est rien de ce que nous venons d'envisager ? De l'avis commun, c'est un acte volontaire, mais tout acte volontaire n'est pas exécuté en vertu du libre choix. 17. Ne serait-ce pas ce qui a été l'objet d'une délibération préalable ? En effet, ce choix s'accompagne de raison et de réflexion. Et c'est bien ce que semble indiquer le mot grec (prò ¥t¡rvn aßr¡ton) : ce qui a été choisi de préférence.
CHAPITRE III : Analyse de la délibération - Son objet
Y a-t-il lieu de délibérer sur tous les sujets ? Tout est-il objet de délibération ? Ou bien, dans quelques cas, la délibération n'intervient-elle pas ? 2. Peut-être faut-il dire que n'est objet de délibération que ce sur quoi peut délibérer un homme sensé, et nullement un eue stupide et fou furieux ? 3. Or sur ce qui a un caractère éternel, par exemple sur le monde, sur le rapport de la diagonale au côté, nul ne consulte sur la question de savoir pourquoi ces choses sont incommensurables. 4. On ne délibère pas davantage sur les mouvements célestes qui se reproduisent toujours suivant les mêmes lois, qu'il faille attribuer ce retour régulier à la nécessité, à leur nature ou à quelque autre cause, comme c'est le cas pour les mouvements des solstices et des équinoxes. 5. Il en est ainsi pour les autres événements qui s'effectuent sans, régularité — comme les sécheresses et les pluies —, ainsi encore pour les événements fortuits — comme la découverte d'un trésor. 6. De même on ne délibère pas surtout ce qui intéresse les hommes : par exemple, aucun Lacédémonien ne s'avisera de délibérer sur les institutions les meilleures pour les Scythes. Car rien de tout cela ne peut se faire par notre intervention. 7. Mais nous délibérons sur ce qui dépend de nous et Peut être effectué par nous, c'est-à-dire sur tout le reste. C'est qu'en effet, semble-t-il, les causes des événements sont la nature, la nécessité, le hasard, à quoi il faut ajouter l'esprit humain et tous les actes de l'homme. Or chaque homme délibère sur ce qu'il croit avoir à faire. 8. En ce qui concerne les connaissances précises et se suffisant à elles-mêmes, il n'y a pas lieu à délibération; par exemple, en ce qui concerne la forme des caractères (72), car nous n'éprouvons pas d'incertitude sur la manière de les tracer. En revanche, nous délibérons sur ce qui s'exécute par nous-mêmes et d'une manière différente selon les cas, par exemple sur les questions de médecine, de négoce, de pilotage, plus que sur la gymnastique, attendu que ces sujets ont été moins exactement étudiés (73). Et il en va ainsi du reste. 9. Ainsi donc nous délibérons davantage sur les techniques que sur les sciences, car le doute est plus grand à leur sujet. 10. Notre faculté délibérante porte sur les faits communs — attendu que nous ne savons pas comment ils s'exécuteront — et sur ceux qui ne comportent rien de défini. Quand les faits sont importants, nous nous adjoignons des conseillers, parce que nous nous défions de nos propres lumières, qui paraissent insuffisantes à notre discernement. 10. En outre, nous ne délibérons pas sur les fins à atteindre, mais sur les moyens d'atteindre ces fins. Ni le médecin ne se demande s'il se propose de guérir le malade, ni l'orateur de persuader, ni l’homme politique d'instituer une bonne législation, et ainsi de suite pour le reste où la fin n'est pas en question. Mais, une fois la fin établie, on examine comment et par quels moyens on l'atteindra; si cette fin paraît devoir être atteinte par plusieurs moyens, on recherche le moyen le plus facile et le meilleur; s'il n'en est qu'un, on recherche comment ce moyen sera atteint, et par celui-là un autre encore, jusqu'à ce qu'on soit parvenu à la cause première, qui est celle qu'on trouve en dernier lieu. Car l'homme qui délibère pousse ses recherches et ses analyses, comme on résout un problème de géométrie. 12. Or, de l'aveu général, toute recherche ne constitue pas une délibération, témoin les mathématiques; en revanche, toute délibération est une recherche et le dernier résultat de l'analyse se trouve être le premier dans l'ordre de naissance des faits. 13. Si, d'autre part, on se heurte à l'impossible, on renonce au moyen — par exemple quand on a besoin d'argent et qu'on ne trouve aucune façon de s'en procurer; si la chose paraît possible, on se met à l'exécuter. Or on dit qu'est possible tout ce que nous pouvons exécuter par nous-mêmes, ou avec l'aide de nos amis, qui sont nous-mêmes en quelque sorte, car la raison de leur intervention réside en nous (74). 14. Ce qu'on recherche, ce sont tantôt les instruments, tantôt l'usage qu'on veut en faire. Il en va ainsi du reste : ce qu'on veut découvrir, c'est le moyen, l'emploi et l'intermédiaire. 15. Il semble donc, comme nous l'avons dit, que l'homme est le principe de ses actes; or la délibération porte sur ce qu'il peut exécuter par lui-même, les actions étant commandées par les résultats. 16. L'objet de la délibération ne porterait donc pas sur la fin, mais sur les moyens d'y parvenir; ils ne porterait pas non plus sur les cas particuliers, par exemple sur la question de savoir si tel objet est du pain et s'il manque de cuisson; les questions de ce genre relèvent de nos sens. Et si la délibération se poursuit sans cesse, elle sera infinie. 17. L'objet de la délibération est identique à celui du choix, sauf que l'objet de notre libre choix est préalablement défini, car le jugement qui découle de la délibération constitue le choix. En effet tout homme interrompt sa recherche quand il a ramené à lui-même et à la partie supérieure de l'âme le principe de son action; voilà ce qu'est le choix réfléchi. 18. Cette façon de procéder est bien visible dans les anciennes constitutions qu'Homère nous a présentées (75) : les rois y prenaient les décisions, qu'ils communiquaient ensuite au peuple. 19. Puisque l'objet de notre préférence est une décision qui nous porte vers ce qui dépend de nous, le choix réfléchi pourrait bien être une aspiration accompagnée de délibération vers ce qui dépend de nous; car nous prenons une décision, après délibération préalable, et nous tendons vers sa réalisation conformément à cette délibération.
CHAPITRE IV : Analyse du souhait raisonné.
Voilà donc défini en général le choix réfléchi, son objet et sa nature qui concerne ce qui a rapport aux fins. Or nous. avons dit que le choix concerne le but; mais aux uns il paraît envisager le bien, aux autres seulement le bien apparent. 2. Or il s'ensuit, pour ceux qui identifient l'acte inspiré de la délibération avec le bien, qu'on ne considérera pas comme volontaire la délibération de celui qui a mal choisi; en effet, dans cette hypothèse, ce qui est voulu sera bon par là même; mais en fait ce sera mauvais d'après le choix; 3. d'autre part, pour ceux qui disent que l'on ne peut vouloir que le bien apparent, cet objet ne sera pas tel par la nature, mais le sera seulement à leurs yeux. Les apparences diffèrent selon les gens et il peut arriver qu'elles soient le contraire de ce qu'on imagine. 4. Si ces explications ne nous satisfont pas, faut-il donc reconnaître que, d'une manière absolue, le bien est ce qu'on veut conformément à la vérité et que, pour chaque individu, c'est le bien suivant son idée ? Ainsi donc pour l'honnête homme ce sera le bien véritable et, pour le méchant, ce qui se rencontrera. Il en va ainsi pour les corps : les gens bien portants estiment salubres les nourritures qui le sont véritablement, tandis que les malades en jugent tout autrement. On pourrait raisonner de même sur l'appréciation de l'amer, du doux, du chaud, du lourd et sur chacune des autres sensations. C'est que l'homme sensé juge exactement les cas particuliers et, dans toutes circonstances, la vérité apparaît à ses yeux dans tout son éclat. 5. En effet, l'agrément, la beauté, le plaisir dépendent des dispositions de chacun. Et ce qui fait peut-être la plus grande originalité de l'homme de bon sens, c'est qu'il discerne, en toutes circonstances, le vrai bien, comme s'il en était lui-même le canon et la mesure (76). En revanche, la plupart des gens sont, semble-t-il, les dupes du plaisir, qui leur fait l'effet du bien, sans l'être. 6. Du moins recherchent-ils comme un bien ce qui est agréable et fuient-ils la douleur comme un mal.
CHAPITRE V : La vertu et le vice sont volontaires.
La fin étant l'objet de la volonté, les moyens en vue de cette fin étant l'objet de délibération et de choix, il s'ensuit que les actes relatifs à ces moyens seront exécutés d'accord avec le choix réfléchi et accomplis de plein gré. C'est là encore le domaine où se manifeste l'action génératrice des vertus. La vertu dépend donc de nous, ainsi que le vice. 2. Dans les circonstances où nous pouvons agir, nous pouvons aussi nous abstenir; là où nous disons : non, nous sommes maîtres aussi de dire : oui. Ainsi donc, si l'exécution d'une belle action dépend de nous, il dépendra aussi de nous de ne pas exécuter un acte honteux; et si nous pouvons nous abstenir d'une bonne action, l'accomplissement d'un acte honteux dépend encore de nous. 3. Si donc l'exécution des actes honorables et honteux est en notre pouvoir, nous pouvons aussi ne pas les commettre — or c'est en cela que consiste l'honnêteté et le vice —, à coup sûr il dépend de nous d'être gens de bien ou malhonnêtes. 4. Aussi prétendre que :
Nul n'est méchant volontairement
et que nul n'est heureux contre son gré
est, semble-t-il, une affirmation qui participe à la fois de l'erreur et de la vérité. Car nul n'est heureux involontairement, mais le vice ne va pas sans participation de notre volonté. 5. Ou alors il faut remettre en discussion ce que nous venons de dire et renoncer à déclarer que l'homme est le principe et le générateur de ses actes comme de ses enfants. 6. Par contre, si la proposition nous paraît évidente et si nous ne pouvons ramener nos actes à d'autres principes que ceux qui sont en nous, celles de nos actions qui ont leur principe en nous dépendent, elles aussi, de nous et sont volontaires. 7. Je n'en veux pour preuve que la conduite privée de chacun de nous et celle des législateurs eux-mêmes. Ceux-ci infligent des punitions et des châtiments à ceux qui agissent mal, à moins que les actes aient été imposés par la violence ou causés par une ignorance involontaire. En revanche, ils décernent des récompenses à ceux qui se conduisent bien, pour encourager les uns et retenir les autres. Il faut toutefois ajouter que nul ne nous engage à accomplir des actes qui ne dépendent pas de nous et de notre plein gré. Par exemple, on perdrait son temps à vouloir nous persuader de ne pas avoir chaud, froid, faim ou de ne pas éprouver quelqu'une de ces sensations, car nous n'aurions pas moins à en souffrir. 8. En effet, on punit l'acte commis par ignorance, lorsqu'il est évident que le coupable est responsable de son ignorance. C'est ainsi que les gens en état d'ivresse se voient infliger un double châtiment, la cause de la faute étant en eux, car il dépendait d'eux de ne pas s'enivrer, et d'autre part l'ivresse était la cause de leur état d'inconscience. De plus, on punit aussi ceux qui ignorent quelques dispositions de la loi que nul n'est censé ignorer, surtout quand c'est facile. 9. Il en va de même dans tous les autres cas où l’agent semble être dans l'ignorance du fait de sa négligence, attendu qu'il ne dépendait que de lui d'éviter cette ignorance et que rien ne l'empêchait d'y parer. 10. Mais peut-être un homme dans ce cas n'était-il pas en état d'y remédier ? Eh bien! nous affirmons que, pour ceux qui se trouvent être la cause de cette situation, leur responsabilité est établie parce qu'ils vivent dans le désordre, et ils sont injustes et intempérants, les uns par leur mauvaise conduite habituelle, les autres par leur vie passée dans les beuveries et autres débauches. Car l'activité déployée en différents domaines détermine notre caractère (77). 11. Cette influence est bien claire, à en juger par ceux qui s'entraînent pour quelque exercice de gymnastique ou pour quelque autre action : jamais leur effort n'est interrompu. 12. Méconnaître que les dispositions résultent de cet exercice continu de l'activité est le fait d'un esprit complètement stupide. 13. Il est absurde aussi de ne pas admettre que l'homme injuste veut pratiquer l'injustice et le débauché la débauche. Si donc, en toute connaissance de cause, on commet des actes qui rendent injuste, on peut passer avec raison pour être injuste de son plein gré. 14. C'est qu'en effet, malgré notre volonté, nous ne cesserons pas d'être injustes pour devenir justes. Le malade, lui non plus, ne recouvrera pas la santé, et il peut arriver qu'il soit malade par sa faute en menant une vie de désordres et en n'obéissant pas aux médecins. C'est autrefois qu'il lui était possible d'éviter la maladie; mais, une fois qu'il s'est laissé aller, il est trop tard. De même, qui lance une pierre ne peut plus la rattraper. Toutefois, il était en son pouvoir de la jeter ou de la laisser tomber, car cela dépendait de lui. Il en va de même pour les hommes qui pouvaient, dès le début, éviter de devenir injustes et débauchés; aussi le sont-ils volontairement; mais une fois qu'ils le sont devenus, ils ne peuvent plus ne pas l'être. 15. On contracte volontairement non seulement les difformités de l'âme, mais parfois aussi celles du corps; dans ce cas, ceux qu'elles atteignent n'échappent pas à nos critiques. Si nul ne songe à critiquer ceux qui sont difformes par nature, il n'en va pas de même pour ceux qui le sont par manque d'exercice et par négligence. Nous ne nous comportons pas autrement en présence de débiles ou d'estropiés. Nul ne songerait à faire des reproches à un homme aveugle de naissance ou devenu aveugle à la suite d'une maladie ou d'un traumatisme; on en aurait plutôt pitié. Mais que cette infirmité soit la conséquence de l'ivrognerie ou de quelque débauche, les critiques seront unanimes. 16. C'est qu'aussi bien les défauts du corps provoquent des critiques, quand ils proviennent de nous, alors qu'il n'en est rien quand ils n'engagent pas notre responsabilité. S'il en va ainsi, dans d'autres cas encore, les défauts qu'on nous reproche semblent bien dépendre de nous. 17. Peut-être nous objectera-t-on que chacun tend vers les apparences du bien, sans être maître de son imagination et qu'ainsi le but à atteindre apparaît à chacun selon sa propre nature. Si d'un côté est, dans quelque mesure, responsable de ses habitudes, il sera par conséquent responsable des images qui se présentent à son esprit; si d'autre part nul ne porte la responsabilité de ses mauvaises actions, mais agit ainsi parce qu'il méconnaît le but à atteindre, et pense de la sorte obtenir ce qui sera pour lui le meilleur, la poursuite de la fin ne résulte pas d'un choix volontaire; il faut donc supposer l'homme doué par nature d'une faculté qui le fera juger exactement et choisir le bien conforme à la vérité et celui-là a de bonnes dispositions qui est heureusement doué par la nature de cette qualité — qualité essentielle et très belle qu'on ne peut ni acquérir ni apprendre d'autrui et qui n'est telle que par une disposition naturelle; c'est le fait d'un heureux naturel, et vraiment parfait, que venir au monde avec cette aptitude au bien et à l'honnête; si toutes ces propositions (78) sont conformes à la vérité, en quoi la vertu sera-t-elle plus volontaire que le vice ? 18. C'est que pour tous deux également, l'homme de bien et le vicieux, le but est, semble-t-il et d'ailleurs avec raison, fixé par la nature ou de quelque autre manière; et, de quelque façon qu'ils agissent, c'est en rapportant tout le reste à ce but. 19. Soit donc que la nature ne fasse pas apercevoir exactement à chacun le but, dans sa diversité, et qu'elle ajoute encore quelque trait pour sa détermination, soit que le but soit donné par la nature; en tout cas, du fait que l'honnête homme accomplit volontairement tous les actes qui en découlent, la vertu a une origine volontaire. Et il en résulte que le vice serait tout autant une conséquence de notre volonté, car chez le méchant, tout comme chez l'homme de bien, l'action personnelle est manifeste dans les actes, même s'il n'a pas ce discernement en ce qui concerne la détermination de la fin (79). 20. Si donc, comme nous l'avons dit, les vertus émanent d'un acte de notre volonté — car nous sommes, dans quelque mesure, responsables de nos dispositions et c'est d'après notre manière d'être que nous nous proposons tel ou tel but —, les vices à leur tour risquent bien d'être volontaires. Car leur origine est la même. 21. Toutefois les actions et les dispositions ne sont pas volontaires d'une manière identique; nous sommes maîtres de nos actes depuis le principe jusqu'à l'achèvement, quand nous en connaissons les circonstances particulières. Quant aux habitudes, nous n'en disposons qu'à leur début; l'apport des circonstances n'est pas discernable, ainsi qu'il arrive chez les malades. Comme il dépend de nous d'utiliser d'une façon ou de l'autre ces habitudes, nous dirons qu'elles relèvent de notre volonté. 22. Ainsi donc, nous avons traité des vertus dans leur ensemble; nous avons dit en gros leur nature — elles consistent en une juste moyenne et sont des dispositions acquises —; leur origine — elles sont génératrices d'actes, et par leur propre exercice. Nous avons dit aussi qu'elles dépendaient de nous, qu'elles étaient volontaires et conformes aux prescriptions de la saine raison. 23. Maintenant nous allons reprendre une à une chacune de ces vertus en particulier et nous dirons leur nature, leur objet et leur fonctionne-ment. En même temps, on verra clairement leur nombre. Parlons d'abord du courage.
CHAPITRE VI : Examen des vertus spéciales Le courage.
Le courage (80) est un juste milieu entre la peur et l'audace; nous l'avons déjà montré. 2. Or, évidemment, nous redoutons les dangers et, pour parler en général, ce qui nous fait peur, ce sont les maux. Aussi définit-on ainsi la peur, l'attente du malheur. 3. Nous redoutons donc tous les maux, tels que l'infamie, la pauvreté, la maladie, le manque d'amis, la mort; néanmoins l'homme courageux ne saurait avoir du courage contre tous les maux. Certains sont à redouter, et avec raison. Ne pas le faire serait honteux, par exemple l'infamie : qui la redoute se montre homme de bien et se respecte; qui ne la redoute pas fait preuve d'imprudence, mais quelques-uns décernent à ce dernier le nom de courageux par un abus de mots; et, de fait, il montre quelque analogie avec l'homme courageux, puisque, comme lui, il n'a pas peur. 4. Quant à la pauvreté et à la maladie (81), sans doute ne faut-il pas les redouter, ni en un mot tout ce qui n'es pas le résultat du vice et ne nous est pas imputable. N'en concluons pas que se montrer sans crainte devant les maux c'est faire acte de courage. Si nous employons ce mot c'est par analogie. Certains, qui dans les dangers de la guerre se montrent lâches, ont une âme élevée et se com portent avec fermeté quand ils perdent leurs richesses. 5 Autre chose : redouter ou bien les outrages à quoi peuvent être exposés ses enfants et sa femme, ou bien la jalousie ou quelque autre malheur de ce genre n'est pas pour un homme une preuve de lâcheté; en revanche, celui qui sous la menace du fouet, ne perd rien de son assurance ne mérite pas pour cela le nom de courageux. 6. Dans quelles circonstances redoutables le courage se manifestera-t-il ? N'est-ce pas dans les plus graves ? Nul alors ne se montre plus endurant que l'homme courageux à l'égard de ces maux terribles. Or, ce qui est le plus; effrayant, c'est la mort, qui est le terme final au-delà duquel il n'y a plus, semble-t-il, ni bien, ni mal (82). 7 Néanmoins, l'homme courageux ne peut se montrer dan toutes les circonstances où il trouve la mort, par exemple s'il périt au cours d'un naufrage ou de maladie. 8. À quelle occasion se manifestera-t-il ? N'est-ce pas dans les plus éclatantes ? Par exemple, dans la mort qu'on trouve à la guerre, au milieu des périls les plus grands et les plus glorieux. 9. Je n'en veux pour preuve que les honneurs décernés par les cités et par les monarques au courage militaire. 10. Aussi peut-on légitimement déclarer courageux l'homme qui se montre sans peur en face d'une belle mort et devant les dangers soudains, susceptibles d'entraîner la mort; ceux-là se rencontrent tout particulièrement à la guerre. 11. Néanmoins si l'homme courageux ne montre aucune peur aussi bien en mer qu'au cours des maladies, ce n'est pas à la manière des marins ; lui désespère de son salut et accepte avec peine uni pareille fin, tandis que les marins conservent l'espoir en raison de leur expérience de la mer. 12. En même temps les hommes courageux agissent virilement dans les circonstances qui demandent de l'énergie et où il est beau de mourir; mais disparaître de telle manière ne répond ni à l'une ni à l'autre de ces conditions.
CHAPITRE VII : le courage (suite)
Les sujets d'effroi ne sont pas identiques pour tous et, par cette expression, nous désignons aussi parfois ce qui excède les forces humaines. Ce qui présente ce caractère est redoutable pour tout homme, bien entendu s'il est doué de raison. Quant aux périls à la mesure de l'homme, l'effroi qu'ils nous inspirent diffère d'intensité et est plus ou moins vif. Il n'en va pas autrement de ce qui nous inspire de la confiance. 2. L'homme courageux montre un sang-froid inaltérable, en tant qu'homme. Il redoutera donc aussi ce qui dépasse les forces humaines, tout en le supportant comme il le faut et comme la raison le veut, en vue du bien; car telle est la fin de la vertu. 3. D'autre part, il arrive que dans l'effroi que nous ressentons, il y ait des degrés et que même nous redoutions ce qui n'est pas effectivement redoutable. 4. Les erreurs que nous commettons sur ce point proviennent ou bien de ce que nous faisons ce qu'il ne faut pas faire, ou que nous nous trompons sur la manière et les circonstances de notre action, ou de quelque autre cause semblable; il en va de même aussi de ce qui nous inspire de la confiance. 5. L'homme qui tient bon et qui redoute ce qui convient, pour un but, d'une manière et dans des circonstances convenables, et qui montre de la confiance dans des conditions analogues, est vraiment courageux. Car il tient bon et agit comme les faits le méritent et comme l'exige la raison (83). 6. La fin de toute activité est en rapport avec les habitudes; il en va ainsi pour l'homme courageux; or le courage est beau en soi; la fin du courage sera donc belle elle aussi, car tout se définit selon la fin poursuivie; c'est donc en vue du bien que l'homme courageux tient bon et agit conformément au courage. 7. Il est des gens qui dépassent la mesure; l'un, qui pèche par excès, par absence de toute crainte, ne porte pas de nom particulier — or nous avons vu précédemment que bien des comportements n'ont pas de mots qui les expriment. D'autre part, ce serait faire acte de folie ou d'insensibilité que ne rien redouter, ni tremblement de terre, ni vagues irritées, ainsi que le font, dit-on, les Celtes (84). Celui qui montre face aux dangers une confiance excessive est l'audacieux. 8. L'audacieux, semble-t-il, est aussi un fanfaron qui affecte le courage; en effet, il veut paraître dans les dangers avoir l'attitude de l'homme de coeur et, dans la mesure où il le peut, il s'efforce de l'imiter. 9. C'est pourquoi beaucoup de ces faux audacieux ne sont que des poltrons qui font les braves; avec toute leur affectation de confiance, ils ne tiennent pas devant le péril véritable. 10. Celui qui ressent une peur excessive est lâche. En effet, il redoute ce qui n'est pas redoutable, et d'une manière qui ne con-vient pas, et il s'ensuit pour lui toutes sortes de conséquences analogues. De plus, il pèche aussi par manque e confiance, mais, comme il se montre excessif dans l'affliction, c'est là qu'apparaît surtout sa nature. 11. Ainsi donc le lâche est en quelque sorte réfractaire à l'espérance. Ne redoute-t-il pas tout ? L'homme courageux se comporte tout différemment, car la confiance en soi naît d'une ferme espérance. 12. Il s'ensuit que le lâche, l'audacieux, et le courageux apparaissent devant les mêmes dangers, mais ils se comportent différemment; les premiers pèchent par excès et par manque; le courageux garde le juste milieu et se comporte comme il convient. De plus les audacieux se jettent fougueusement dans les périls et, dès l'abord, veulent s'y précipiter; mais dans la mêlée, ils lichent pied, tandis que les hommes courageux sont résolus dans l'action, sans avoir perdu leur calme auparavant. 13. Comme nous l'avons dit, le courage est un juste milieu dans les cas où la confiance et la peur trouvent à se montrer —avec les réserves que nous avons indiquées. Il accepte et supporte ce qu'il est beau d'affronter et honteux de fuir. Mais se donner la mort parce qu'on veut échapper à la pauvreté, ou par suite de chagrins d'amour ou de toute autre affliction, n'est pas le fait de l'homme courageux, niais bien plutôt du lâche. (85) Quelle mollesse de ne pas supporter les dures épreuves ! L'homme que nous envisagions à l'instant ne se résigne pas à la mort parce qu'il est beau de le faire, mais pour éviter un mal.
CHAPITRE VIII : le courage (suite)
Voilà à peu près ce que c'est que le courage. Or il existe, dit-on, cinq autres genres de courage. Le premier est celui du citoyen; il ressemble fort au précédent. En effet, les citoyens, semble-t-il, affrontent les dangers tant par crainte des peines infligées par les lois et du déshonneur que par désir des charges honorifiques. Rai-son qui fait que les peuples les plus courageux sont ceux chez qui la lâcheté est marquée d'infamie et le courage glorifié. 2. C'est ainsi qu'Homère représente ses personnages, par exemple Diomède et Hector. Ce dernier dit (86) :
Polydamas sera le premier à me couvrir d'opprobre.
et Diomède de s'écrier (87) :
Hector, un beau jour, dira en parlant en public devant les Troyens :
Par moi, le fils de Tydée...
3. Ainsi ce genre de courage ressemble de très près au précédent, parce qu'il procède d'une qualité excellente, précisément du sentiment de l'honneur — d'une aspiration vers le bien, digne d'estime —, du désir d'éviter le blâme, cause de honte. 4. On peut être tenté de ranger dans cette catégorie ceux qui sont contraints par leurs chefs à se montrer courageux; mais leur mérite est moindre, parce que c'est, non le sentiment de l'honneur, mais la crainte qui les fait agir de la sorte et qu'ils cherchent à éviter non le déshonneur, mais le châtiment. De fait, leurs maîtres usent à leur endroit de contrainte, témoin Hector disant (88) :
Celui que je verrai se défiler pour éviter le combat
Sera bien assuré de ne pas échapper aux chiens.
5. Les chefs qui mettent des combattants en première ligne et les frappent en cas de recul ne font pas autrement, non plus que ceux qui les rangent en bataille en avant des fossés et autres retranchements. Tous en effet usent de contrainte. Aussi convient-il d'être courageux, non par nécessité, mais parce que cela est beau. 6. L'expérience, dans les cas particuliers, semble aussi être une éducatrice du courage. De là vient que Socrate lui-même parlait de la science du courage (89). Effectivement, suivant les cas, la bravoure se montre différemment chez les uns et chez les autres, mais c'est à la guerre que se manifeste celle du soldat de métier. Il s'y trouve bien des circonstances qui n'offrent aucun péril pour ceux qui les ont vues souvent. D'où il résulte que des soldats paraissent courageux, parce que les autres ne savent pas juger la situation. 7. Leur expérience les rend surtout capables de faire du mal à l'ennemi, sans en subir, car ils savent manier les armes dont ils disposent et ils sont munis des plus efficaces pour l'offensive et la défensive. 8. Ils combattent, pour ainsi dire, en véritables hoplites des gens désarmés, comme des athlètes luttant avec des adversaires manquant d'entraînement. Dans des rencontres de ce genre, les plus courageux ne sont pas les meilleurs combattants; ce sont les plus vigoureux et ceux dont le corps est le plus résistant. 9. D'ailleurs les soldats de métier deviennent lâches, quand le danger est trop pressant et quand ils se sentent inférieurs par le nombre et l'armement. Ils sont alors les premiers à fuir, tandis que les troupes formées de bons citoyens meurent sur place, comme il est arrivé à la bataille d'Hermaeon (90). Pour ces hommes, la fuite est déshonorante et la mort préférable à ce moyen de salut. Les autres, qui, au début, affrontaient le danger, confiants dans leur supériorité, fuient dès qu'ils le voient en face, gant la mort plus que la honte. L'homme courageux est bien différent. 10. On donne aussi comme cause du courage la colère. On regarde comme des braves ceux qui agissent sous le coup de cette passion, pareils aux bêtes sauvages furieuses contre ceux qui les ont blessées. Car le courage ressemble à un état d'irritation. La colère est un aiguillon très puissant pour affronter les dangers. D'où les expressions homériques : « La colère accrut ses forces », et celle-ci : « Il éveilla son ardeur et son irritation », celle-ci encore : « Une vive colère gonflait ses narines », et enfin : « Son sang bouillait. » Toutes expressions qui semblent traduire l'excitation et l'impulsion de la colère. 11. Les gens courageux agissent poussés par le sentiment de l'honneur et l'irritation ne fait que venir en aide. Les bêtes sauvages, au contraire, ne sont sensibles qu'à la douleur, aux coups et à la crainte; car, si elles se trouvent à l'abri dans une forêt ou dans un marécage, elles n'attaquent personne; elles ne sont donc pas vraiment courageuses du fait qu'elles s'élancent contre le danger, poussées par la souffrance et l'irritation, car elles n'aperçoivent rien de terrible dans ce qui les attend. Sinon, on pourrait dire également que les ânes montrent du courage quand ils ont faim : ils ont beau recevoir des coups, ils ne se détournent pas pour autant de leur pâture. Les hommes adultères, eux aussi, sous l'impulsion du désir, font souvent preuve de beaucoup d'audace. 12. Cette forme du courage provoquée par l'irritation est, semble-t-il, très conforme à notre nature; quand elle s'accompagne d'un choix réfléchi et de la conscience du but, elle devient le véritable courage. Ajoutons que, chez les hommes, la colère est un sentiment pénible et la vengeance un sentiment agréable. Ceux que ces sentiments poussent à combattre peuvent bien être belliqueux; ils ne sont pas courageux, car ils ne sont animés ni par le sentiment de l'honneur, ni par l'influence de la raison, mais par la passion. Toutefois, il y a quelque analogie entre ces divers cas. 13. Ceux que soutient l'espoir ne sont pas non plus pour autant de vrais braves; pour avoir vaincu souvent de nombreux adversaires, ils sont pleins de confiance dans les périls. Toutefois ils ont avec les vrais courageux quelque ressemblance, puisque les uns comme les autres ont un coeur confiant et hardi. Les courageux doivent cette hardiesse aux motifs déjà exposés; les autres à leur conviction d'être les plus forts et, pour leur personne, à l'abri du mal. 14. Les gens en état d'ivresse se trouvent dans le même cas; la confiance les soutient; mais que les événements les déçoivent, les voilà en fuite. Or la caractéristique du courage est bien d'endurer avec constance ce qui est ou paraît effrayant à l'homme, pour la raison qu'il est bien d'affronter le danger et honteux de l'éviter. 15. Aussi, semble-t-il, fait-on preuve de plus de courage, quand on se montre sans peur et sans trouble devant un péril subit que devant un péril attendu. Le courage provient bien plus d'une habitude acquise que d'une préparation au danger. Pour affronter les dangers prévisibles chacun peut s'armer à l'avance de raisonnement et de raisons, mais, dans les dangers soudains, on ne peut compter que sur ses dispositions habituelles. 16. Ceux qui ignorent le péril paraissent aussi courageux; effectivement, ils sont peu éloignés de ceux qui se montrent pleins de confiance; ils leur sont cependant inférieurs dans la mesure où ils ne font preuve d'aucune appréciation exacte du danger, au contraire des autres. C'est pourquoi ceux-ci résistent quelque temps, tandis que les premiers, trompés dans leur attente, quand ils s'aperçoivent de l'inexactitude de leurs conjectures, se mettent à fuir. Ainsi firent les Argiens, tombant sur les Lacédémoniens, qu'ils croyaient être des Sicyoniens.
CHAPITRE IX : le courage (fin)
Nous venons de définir la nature des gens courageux et de ceux qui n'ont que l'apparence du courage. Cette vertu, tout en ayant rapport avec la confiance et la crainte, ne se montre pas également dans les deux cas. Elle est plus manifeste dans le cas des périls redoutables. Celui demeure sans crainte et se comporte comme il faut des circonstances effrayantes fait preuve de plus de courage que celui qui affronte ce qu'on peut accomplir hardiment. 2. Ainsi, comme nous l'avons dit, on définit le courage par la constance montrée dans les cas pénibles; aussi le courage s'accompagne-t-il d'affliction et on a bien raison d'en faire l'éloge : il est plus difficile de supporter la douleur que de s'abstenir du plaisir. 3. Néanmoins, on pourrait être tenté de penser que, si le but qu'envisage le courage ne manque pas de charme, les circonstances qui l'entourent en ternissent l'éclat, comme il arrive aux jeux gymniques. En effet, pour les pugilistes, le but n'est pas dépourvu d'agrément, car au bout sont la couronne et les honneurs. Mais les coups sur des êtres de chair, et toute la peine qu'ils se donnent, ne vont pas sans douleur ni souffrance. Nombreux sont les désagréments, mince le profit, à cause de quoi cet exercice ne paraît pas être agréable. 4. S'il en est ainsi par rapport au courage, la mort et les blessures ne laissent pas d'être pénibles à l'homme courageux et de l'atteindre à son corps défendant. Pourtant il les endure avec constance, en se disant qu’il est beau d'agir ainsi et honteux de faire autrement. Ajoutons que plus il possédera la vertu complète et plus il sera heureux, plus il sera désolé de mourir. Car, pour un homme de cette sorte, la vie méritait tout particulièrement d'être vécue et il sait que la mort va le priver de ses biens les plus grands (91). Quelle tristesse! Son courage, néanmoins, n'en sera pas diminué. Bien au contraire, peut-être, puisqu'il préfère à ces biens l'éclat d'une mort à la guerre. 5. Dans l'exercice de toutes les vertus, l'action ne s’accompagne pas de plaisir, sauf si l'on considère la nature de la fin. Rien n'empêche peut-être des soldats tels que nous les avons définis d'être vaincus par de moins courageux et qui n'ont pas en vue d'autre bien. Ces derniers eux aussi sont prêts à affronter les dangers et ils donnent leur vie pour une maigre solde.
En voilà assez sur le courage. Il n'est pas difficile de comprendre sa nature, tout au moins en gros, d'après ce que nous venons de dire. Parlons maintenant de la tempérance. Cette vertu, comme le courage, semble avoir trait à la partie de l'âme qui ne dépend pas exactement de la raison. Sur la tempérance, nous avons déjà dit (92) qu'elle constitue un juste milieu relativement aux plaisirs; elle a moins de rapport, et un rapport d'une autre nature, avec les peines. Dans ces mêmes plaisirs se manifeste son contraire, l'intempérance. Déterminons maintenant la nature des plaisirs avec lesquels la tempérance a rapport. 2. Distinguons d'abord les plaisirs du corps et ceux de l'âme, par exemple la recherche des honneurs et l'amour de l'étude. Dans l'un comme dans l'autre cas, on prend plaisir à ce qu'on aime; rien ne s'adresse au corps; ce sont plutôt des plaisirs de l'esprit. Les gens qui s'adonnent à de tels plaisirs, on ne les appelle ni tempérants ni intempérants. Il en va de même de ceux qui recherchent des plaisirs n'intéressant pas le corps. Nous ne qualifions pas d'intempérants, mais de babillards ceux qui aiment à conter des histoires, les bavards, ceux qui passent leurs journées à jacasser sur les événements du jour, ainsi que ceux qui s'affligent de la perte de leur argent ou de leurs amis. 3. La tempérance concernerait donc les plaisirs du corps, mais non pas tous indistinctement. Les gens qui prennent plaisir aux sensations de la vue, par exemple aux couleurs, aux gestes, au dessin, on ne les appelle ni tempérants ni intempérants. Pourtant, on pourrait s'imaginer qu'ils trouvent là un plaisir raisonnable ou qui pèche par excès et par défaut. 4. Il en va de même en ce qui con-cerne les sensations de l'ouïe. Etes-vous un amateur passionné de musique ou de théâtre ? Nul ne dira que vous êtes intempérant, non plus qu'on ne vous qualifiera de tempérant si vous y prenez un plaisir raisonnable. 5. Il n'en va pas autrement en ce qui concerne l'odorat, sauf dans certains cas accidentels. Nous n'appelons pas intempérants ceux qui prennent plaisir à respirer l'odeur des fruits, des roses ou de l'encens; nous réservons plutôt ce mot pour ceux qui se délectent à respirer les parfums de toilette ou le fumet des plats; les intempérants trouvent là leur plaisir parce que ces sensations leur rappellent l'objet de leurs désirs (93). 6. On peut constater aussi que bien des gens, dont l'appétit est éveillé, prennent plaisir à respirer l'odeur des plats. Les jouissances de cette sorte sont une marque d'intempérance, la mangeaille étant l'objet de leur désir. 7. D'ailleurs, pour les autres êtres vivants, eux aussi, ces sensations ne s'accompagnent pas de plaisir, sauf par hasard. Les chiens ne prennent pas plaisir à sentir les fumées des lièvres, mais à dévorer ceux-ci. Cette sensation est associée à l'odeur. Le lion, lui non plus, ne se complaît pas à entendre le mugissement du boeuf, mais à l'idée d'en faire sa proie. Le mugissement lui apprend la présence de sa victime et voilà pourquoi le cri semble le réjouir. Il n'est pas autrement affecté à la vue d'un cerf ou d'une chèvre sauvage; son plaisir naît de l'idée qu'il trouvera là sa nourriture. 8. C'est donc avec des plaisirs de cette sorte qu'ont rapport la tempérance et l'intempérance; les autres êtres vivants y participent; aussi paraissent-ils de nature servile et bestiale : ce sont ceux du toucher et du goût. 9. D'ailleurs les plaisirs paraissent bien n'intéresser que faiblement le goût, ou même ne l'intéresser aucunement. En effet, le goût nous permet de discerner les saveurs, comme font les dégustateurs de vins ou les cuisiniers qui assaisonnent les mets. Ils n'y trouvent pas de grandes satisfactions, ni non plus les intempérants. Ces derniers ne s'intéressent qu'à la jouissance causée par le contact, aussi bien pour le manger et le boire que pour les plaisirs de l'amour, comme on appelle (94). 10. Aussi a-t-on vu un gourmet souhaiter avoir un gosier plus allongé que celui d'une grue; de cette manière il traduisait le plaisir que lui donnait le toucher. Parmi nos sensations, celle qui a trait à l'intempérance est la plus communément répandue. Aussi la juge-t-on avec raison blâmable, parce qu'elle intéresse en nous non la partie humaine, mais la partie animale. 11. Se complaire à des sensations de cette sorte et les rechercher particulièrement, c'est se comporter à la ire des bêtes. Car nous exceptons, parmi les plaisir naissant du toucher, ceux qui conviennent le plus à un homme libre, par exemple, ceux qu'occasionnent dans les gymnases le massage et l'agréable sensation de chaleur (95): car chez l'intempérant. le toucher n'est pas répandu par tout le corps, il ne concerne que certaines parties.
CHAPITRE XI : La modération, suite.Parmi les désirs, les uns, semble-t-il, sont communs; les autres particuliers et viennent s'ajouter à notre nature. Par exemple, le désir de la nourriture est naturellement commun à tous. Tout homme, quand il en éprouve le besoin, désire soit de la nourriture, soit de la boisson, parfois les deux; l'adolescent et l'homme à la fleur de l'âge désirent les plaisirs du lit conjugal, comme le dit Homère. 2. Les uns désirent une chose, les autres une autre. Tous les hommes n'ont pas les mêmes désirs pour les mêmes choses. Il existe en nous quelque chose qui est propre à chacun de nous. Toutefois ces plaisirs restent par un fond commun conformes à notre nature. Si les uns trouvent leur agrément ici, les autres là, tous prennent à de certains plaisirs plus de satisfaction qu'à d'autres, n'importe lesquels. 3. En ce qui concerne les désirs naturels, peu d'hommes commettent de fautes. Encore n'est-ce que sur un point et en un seul sens — en en abusant. Car manger et boire ce qu'on trouve au hasard jusqu'à en être littéralement gavé, c'est dépasser par excès les besoins naturels; en revanche, le désir naturel consiste seulement à satisfaire le besoin. Aussi appelle-t-on gloutons les gens de cette espèce, parce qu'ils remplissent leur ventre au-delà du nécessaire. Ceux qui ont un caractère trop servile sont destinés à s'adonner à cette gloutonnerie. 4. En revanche, en ce qui concerne ceux des plaisirs qui nous sont particuliers, maintes per-sonnes commettent des fautes, et de plus d'une façon. Quels que soient les goûts des uns et des autres, tous prennent leur plaisir là où il ne faudrait pas le prendre, ou ils le prennent en excès, ou ils se comportent comme la foule; ou enfin ils ne le prennent pas comme il faut. En toutes circonstances, les intempérants dépassent la mesure; parfois, ils prennent du plaisir à des satisfactions à éviter — car elles sont haïssables —; si certains de ces plaisirs sont permis, ils en tirent plus de plaisir qu'il ne convient et à la manière des gens du commun. 5. L'excès, en ce qui concerne les plaisirs, est manifestement de l'intempérance et cette conduite est blâmable. En ce qui concerne les chagrins, il n'en va pas comme pour le courage. Pouvoir les supporter ne vous fait pas appeler tempérant, non plus qu'intempérant quand on ne le peut pas. L'intempérance se caractérise par l'affliction disproportionnée qu'on ressent quand on est privé de ce qui fait plaisir — effectivement, on dira que c'est le plaisir qui cause la peine —; le tempérant, au contraire, ne manifeste aucune peine à la privation de ce qui est agréable. 6. L'intempérant souhaite toutes les satisfactions et surtout celles qui le touchent le plus; son désir le mène au point de lui faire préférer son agrément à tout le reste. Aussi éprouve-t-il de la peine d'être privé de ce qu'il veut et de continuer à désirer — le désir s'accompagne de peine, quoiqu'il semble absurde d'éprouver de la peine pour un plaisir. 7. Il n'y a qu'un nombre très restreint de personnes pour rester insensibles aux plaisirs et les apprécier moins qu'il ne convient. Une pareille insensibilité n'a rien d'humain. En effet, les autres êtres vivants distinguent fort bien les différents aliments, prenant plaisir aux uns, aux autres non. Ne prendre plaisir à rien, ne pas discerner à ce point de vue une chose d'une autre, c'est se montrer fort éloigné de la nature humaine. L'homme de cette sorte, vu qu'il n'existe pas, n'a pas de nom particulier. 8. En revanche, le tempérant garde une juste mesure; d'un côté, il ne goûte pas ce dont surtout se délecte l'intempérant; il est plutôt porté à s'en indigner; il ne recherche pas les voluptés qui ne conviennent pas; rien de tel n'est capable de l’émouvoir vivement; l'absence de ces sentiments ne provoque en lui aucun regret et, s'il désire, ce ne peut être qu'avec modération, sans excès et non hors de propos. En un mot, il évitera toute faute de cette nature. Les satisfactions agréables et susceptibles d'entretenir la santé et le bon état physique, le tempérant les recherchera avec mesure et décence; il agira de même pour tous les agréments qui ne font pas obstacle aux avantages précédemment indiqués, ne sont pas en désaccord avec le bien et ne dépassent pas ses moyens (96). L'homme qui fait cas de ces plaisirs les recherche exagérément et les apprécie au-dessus de leur valeur; mais le tempérant, loin d'agir comme lui, se comporte selon la raison.
CHAPITRE XII : Dérèglement et lâcheté Comparaison avec l’enfance
L'intempérance paraît dépendre de notre volonté plus que la lâcheté (97). La première est fille du plaisir; la seconde de la douleur. Or le plaisir est souhaitable, tandis que la peine est à fuir. 2. La douleur dénature et corrompt le caractère de celui qui la ressent, tandis que le plaisir ne produit jamais un pareil trouble. Le plaisir est donc plus volontaire et, par conséquent, plus sujet au blâme. En effet, il est assez facile de s'y accoutumer; la vie nous en fournit bien souvent l'occasion et l'habitude en paraît sans danger, tandis qu'il en va autrement dans les grands périls. 3. Il semblerait que, selon les cas, la lâcheté n'est pas volontaire au même degré. En effet, par elle-même, elle n'est pas une douleur, mais les actes par lesquels elle se manifeste précipitent l'homme, par la peine qu'ils lui infligent, hors de sa nature au point de le faire jeter ses armes et de le couvrir de dés-honneur; pour ce motif, la lâcheté paraît provoquée par la violence. 4. En revanche, chez l'intempérant, selon les cas particuliers, c'est la volonté qui agit, celle d'être en proie aux élans du désir; mais l'intempérance, envisagée en général, est moins volontaire, car nul ne désire être intempérant. 5. Nous appliquons aussi ce mot d'intempérance aux fautes des enfants, à cause d'une certaine analogie. Quel cas a reçu son nom de l'autre ? Peu importe pour le moment, quoiqu'il soit clair qu'un des sens provient de l'autre. 6. Ce transfert se justifie, semble-t-il. Il faut, en effet, réprimer les mouvements vers les actes honteux et qui peuvent prendre une grande extension; l'homme qui désire et l'enfant présentent au plus haut point ces caractères. Les enfants eux aussi vivent dans un perpétuel état de désir et l'appétit du plaisir est particulièrement développé chez eux. 7. Si l'on ne rend pas l'enfant docile, et dès le début, cela peut aller fort loin. Car cette recherche du plaisir devient insatiable, et en toute occasion, chez l'être en proie à cette folie. La violence de la passion ne fait qu'accroître les états de même nature, si bien que, devenus grands et puissants, ils vont jusqu'à supplanter la raison. Aussi faut-il veiller que ces passions se maintiennent dans une juste moyenne et en limiter le nombre, en ayant soin qu'elles ne contrarient en rien la raison. 8. Dans ces conditions, nous appelons cet état un caractère docile et aisé à contenir. Car, de même que l'enfant doit vivre selon les commandements de son maître, de même notre faculté de désirer doit se conformer aux prescriptions de la raison (98). 9. Aussi, chez l'homme tempérant, il faut qu'il y ait accord entre cette faculté et la raison. Toutes deux se proposent, en effet, le même but, qui est le bien; et le tempérant désire ce qu'il doit désirer, comme il le doit, et dans les circonstances convenables; les prescriptions de la raison sont identiques.
(64) Aristote laisse à notre perspicacité le soin de donner la réponse.
(65) À la différence des stoïciens, Aristote tient toujours compte de la faiblesse humaine.
(66) Pièce d'Euripide qui ne nous est pas parvenue.
(67) Ce serait la négation de la liberté.
(68) Dans quelques-unes de ses pièces perdues, Eschyle aurait révélé certains détails sur les mystères d'Éleusis. L'Aréopage l'acquitta en raison du courage qu'il avait montré à Marathon.
(69) Allusion à une pièce perdue d'Euripide, sujet traité par Voltaire.
(70) Se reporter aux théories de Platon.
(71) Ce choix, réfléchi, délibéré, ne porte que sur ce qui dépend de nous; le désir sur cela même qui est impossible.
(72) B.-Saint-Hilaire, se référant à un passage de la Grande Morale, traduit : l'orthographe du mot.
(73) L'étude de la gymnastique était poussée, chez les Grecs, à un point que nous ne soupçonnons pas.
(74) Le mot ami restreint l'affirmation.
(75) On se demande vainement dans quel passage exactement.
(76) Idées que le stoïcisme a recueillies et expressions qui sont passées en proverbes.
(77) Aristote prend ici le contre-pied de Platon. Certains commentateurs lui reprochent, une fois qu'il a posé le principe de la liberté humaine, de n'en pas rechercher davantage la cause et le but (cf. B.-Saint-Hilaire, Préface, P. 137).
(78) L'habitude est une des causes essentielles de la vertu.
(79) Ces propositions, ou objections, reviennent à dire : « Si le vice est involontaire, la vertu l'est également. Et tout le système, celui de Platon, s'effondre. »
(80) Voici l'ordre dans lequel Aristote étudie les différentes vertus : courage, tempérance, justice, amitié; vertus intellectuelles : contemplation. Cet ordre indique pour les uns que le courage est la moins haute des vertus; il ne peut se suffire à lui-même, il n'est rien sans la raison qui l'éclaire. Pour les autres il serait la plus haute, car pas de vertu sans courage.
(81) Cf. Platon, Gorgias et aussi les stoïciens.
(82) En dépit de la restriction, Aristote n'a pas cru à l'immortalité de l'individu (cf. Éth. Nic., IX, 8 et III, 12). Il n'y a d'immortel en nous que ce qui n'est pas nous : l'exercice de la pensée pure (cf. Rodier, X, 118).
(83) Cf. Platon, Lachès et Lois. République, IV.
(84) Les Gaulois. Cf. Mor. Eud., 1. III, ch. 1.
(85) Condamnation du suicide qu'on trouve également chez Platon. Les stoïciens, au contraire, l'excuseront et parfois le conseilleront.
(86) Iliade, XXII, 100.
87) Iliade, VIII, 148.
(88) Ce ne sont pas exactement les termes dont se sert Hector (XV, 348).
(89) Cf. Platon, Lachès.
(90) Près de Coronée. Les habitants se firent tuer jusqu'au dernier pour défendre leur ville, tandis que les troupes béotiennes s'enfuyaient.
(91) Cf. Éth. Nic., livre III, 6.
(92) Cf. Éth. Nic., livre II, 7.
(93) De leur gourmandise ou de leur passion amoureuse.
(94) L'assimilation des plaisirs du goût à ceux du toucher est peu exacte.
(95) . On voit la place que les soins corporels et les plaisirs qu'ils en tiraient tenaient dans la vie des Grecs.
(96) Aristote, comme toujours, reste fidèle à la commune sagesse, mais en l'épurant.
(97) Ce chapitre est consacré aux contraires des deux vertus étudiées ci-dessus, à savoir l'intempérance et la lâcheté.
(98) Cf. Éth. Nic., livre I, 11.
ETUDE DU SCEPTICISME DE SEXTUS EMPIRICUS A COMPARER AVEC NAGURJUNA
Dhamma-cakkappavattana-sutta
Extrait de : Môhan Wijayaratna, Sermons du Bouddha, Seuil, 2006, p. 93-97 :
« Voici (…) la vérité noble dite dukkha [souffrance, malaise]. La naissance aussi est dukkha, la vieillesse est aussi dukkha, la maladie est aussi dukkha, la mort est aussi dukkha, être uni à ce que l’on n’aime pas est dukkha, être séparé de ce que l’on aime est dukkha, ne pas obtenir ce que l’on désire est dukkha. En résumé, les cinq agrégats d’appropriation sont dukkha. »
Toute la pensée logique de Nāgārjuna tend à prouver la vacuité d'existence propre (śūnyatā) des phénomènes à partir de l'enseignement central du Bouddha de la production codépendante ou coproduction conditionnée (pratîtya samutpāda)10.
En effet, Nāgārjuna déclare :
« C'est la coproduction conditionnée que nous entendons sous le nom de vacuité. C'est là une désignation métaphorique, ce n'est rien d'autre que la voie du milieu [le Madhyamaka] (24, 18)11. »
La vacuité s'oppose frontalement à la conception née de nos habitudes mentales qui suppose une existence réelle aux choses et qui s'exprime intellectuellement dans un concept clef de la métaphysique traditionnelle de l'Inde : svabhāva [être propre, existence propre] et que Nāgārjuna bat en brèche dans ses textes philosophiques.
Nāgārjuna prouve en effet à longueur de ses écrits l'absurdité de ce concept d'existence propre qui se surajoute au réel. L'existence propre des phénomènes comme l'existence propre du « je » est illusoire, un mirage, un songe12. Si sur le plan de la vérité absolue, Nāgārjuna professe la vacuité, śūnyatā, sur le plan de la vérité relative, il déclare que tous les phénomènes sont illusoires.
Nāgārjuna dit, en effet :
« Passions, actes, agents, fruits ressemblent à une ville de génies célestes, sont pareils à un mirage, à un songe (17,33)11. »
Nāgārjuna va même plus loin : le mouvement et donc le changement sont vides d'une existence propre13; le temps est également vide d'une existence propre14 ; le nirvâna est vide d'une existence propre15 ; et même le Bouddha en personne est vide d'une existence propre, une illusion, un songe, un rêve16. Il prouve l'impossibilité de saisir rationnellement la causalité elle-même: il nie l'efficience même de la cause dans l'acte causal lui-même (Démonstration des éclats de diamant) 17. Il dit, en effet :
« Jamais, nulle part, rien qui surgisse, ni de soi-même, ni d'autre chose, ni des deux à la fois, ni sans cause (1,1) 11. »
Pour autant, tout n'est-il qu'un vaste néant aux yeux de Nāgārjuna ? Non, pas du tout ! Les choses sont vides, mais elles apparaissent en dépendance d'autres phénomènes, de la même manière que le rêve n'est bien sûr pas réel, mais pourtant s'est produit, troublant le dormeur de ses charmes et apparences. C'est pourquoi Nāgārjuna prétend se situer au milieu entre l'extrême de l'existence et l'extrême de la non-existence ou néant.
Lorsqu'il dit que les phénomènes sont vides d'existence intrinsèque, Nāgārjuna dit précisément qu'« ils sont libres de permanence et de non-existence». En effet, il énonce :
« Dire « il y a » c'est prendre les choses comme éternelles [c'est-à-dire qu'elles durent], dire « il n'y a pas pas » c'est ne voir que leur anéantissement [c'est-à-dire qu'elles n'existent pas]. (15, 10) 11. »
C'est pourquoi il a appelé son école, l'école du Milieu, le Madhyamaka, référence implicite au tout premier enseignement du Bouddha aux cinq disciples de Bénarès18 où le Bouddha décrit sa doctrine comme Voie du Milieu (ou voie moyenne).
Toute l'œuvre de Nāgārjuna a pour but de déconstruire l'esprit ordinaire, conceptuel, pour qu'apparaisse « la connaissance principielle » (Prajñā dans un premier temps puis Jñāna), qui seule peut donner accès à la compréhension de la réalité.